Aschenwörter, quand la langue brûle entre tes doigts…

Dandelion
8 min readJan 26, 2021

--

C’est drôle, l’une des critiques psychophobes qu’on me fait le plus souvent, c’est que je peux pas être schizo parce que je parle trop bien. Outre le fait que c’est absolument méconnaître le rapport viscéral qu’entretiennent les schizos avec la langue, rapport qui se traduit de bien des manières, c’est aussi bien ironique quand on sait que je perds régulièrement l’accès à la langue. Dans la tête des gens, les schizos ça a ce discours tout emmêlé qui n’a ni queue ni tête. Et c’est vrai. Y en a à qui ça fait ça. On est bien d’accord. Mais comme à chaque fois… c’est pas la seule possibilité de dégradation d’accès à la langue.

Parfois je perds l’accès à la langue. C’est comme aller dans une pièce et paf, tu te souviens plus pourquoi tu y allais. Alors tu reste là, comme un con, les bras ballants, et les yeux hagards, à chercher autour de toi quelque chose pour te raccrocher aux branches, espérant qu’un signe, quelque chose, accroche ton regard et enfin ravive le souvenir. La langue, ça me fait ça parfois, mais en pire. Le sol se dérobe sous mes pieds et il ne reste rien que mes doigts agrippés au bord de la falaise, les ongles plantés dans la terre, priant pour ne pas lâcher. Les mots dans le fond du gouffre, loin si loin, si inatteignable. Et le corps qui ne sait plus bouger, qui cherche comment remonter, sur quoi prendre appui. L’appel du vide en bas si fort, le vide qui a mangé les mots sans se faire prier. L’angoisse de tomber dans le vide à son tour, de se faire avaler, dévorer, disparaître. On voudrait appeler à l’aide, mais on peut pas : y a plus de mots. Ne reste que l’angoisse, la peur du vide, et la douleur de plus en plus envahissante.

Et si on jouait le tout pour le tout ? Si on sautait dans le vide ? Avec un peu de chance, on arriverait où les mots sont et on pourrait sortir de là…

Sauter dans la tourmente. See you on the other side. Et prier pour qu’on ressorte bel et bien de l’autre côté, tout en sachant que non, on ne ressortira pas de l’autre côté. Quelqu’un d’autre oui, mais pas nous. Reste à savoir si le jeu en vaut la chandelle.

un escalier en colimaçon vu d’en haut. Notre regard se perd dans la spirale et on distingue à peine les lignes des marches
Photo by Brannon Naito on Unsplash

Parfois, c’est comme si soudainement tout le monde s’était mis à parler une langue étrangère. Il ne reste que le son, et le vague souvenir que je suis censé parler cette langue. L’impression que tout le monde hurle, même à l’écrit. Twitter devient invivable, même chose pour Discord et les conversations de groupe en général. Des gens qui hurlent… tout le temps… continuellement… inlassablement… on ne se rend compte d’à quel point les gens hurlent, désespérés de se faire entendre au milieu du tumulte de mots, que quand on a perdu le sens des mots prononcés… Alors on est pris dans une tornade d’émotions et de sons déchaînés, indéchiffrables. Les gens veulent tellement être entendus vous savez, ils planquent un paquet de truc derrière les mots, espérant qu’on tendra l’oreille et qu’à travers le sens, on pourra percevoir ça aussi. Quand le sens des mots n’est plus là pour te protéger, tu prends tout en pleine gueule, rafales d’émotions pures après rafales de hurlements non contrôlés.

Parfois, c’est comme un fusible qui saute. “Ça ne peut pas nous blesser si on ne comprend pas les mots”. Ce qui n’est pas complètement vrai… mais parfois dans le désespoir, on fait des choses en panique, parce qu’il faut bien faire quelque chose, que c’est mieux que rien… or is it ? Et puis il n’y a pas de meilleur secret que celui qu’on ne peut pas nommer…

Parfois, on perd l’oral, mais pas l’écrit. Parfois le français, mais pas l’anglais. Parfois il ne reste que l’allemand. Parfois on peut comprendre mais pas s’exprimer. Parfois on ne supporte plus rien ni personne, parfois on peut tenir une conversation en one on one. Franchement les modalités sont tellement nombreuses…

Parfois tout a brûlé. Le monde put la cendre. Et dans nos doigts la langue carbonisée, les mots brûlés qui coulent en cendres noires et grumeleuses. Et on ne peut rien reconnaître. On voudrait pleurer pour éteindre l’incendie. Parce qu’on sent la langue agoniser. On sent les gens vider les mots et tordre les phrases et la langue souffre et la langue hurle et on peut la sentir. Mais les larmes n’arrêtent pas l’incendie et les mots brûlent. Alors on scelle la bouche pour que les cendres n’en sortent pas, qu’elle n’aillent pas étouffer un peu plus les sols. Ne pas ouvrir la bouche, surtout ne pas dire. Et les cendres remplissent le corps l’immobilisent de l’intérieur empêchent le repos et la guérison. Mais ne rien laisser sortir, surtout pas. Des fois on voudrait laminer la boucher, déchirer les cordes vocales, faire de la langue un champ de ruine, alors plus aucun mot ne sortirait, plus aucun mot ne brûlerait, plus aucune cendre ne viendrait peupler notre univers.

Assis sur un banc, un homme lit un journal qui prend feu. Il ne s’en alarme pas plus que ça, il a juste plus de mal à lire.
Photo by Elvis Bekmanis on Unsplash

La bouche pleine de cendres, retenir sa respiration. Les doigts dans la cendre, retrouver un chemin vers la langue. Toujours l’angoisse, le corps dans le vide. Et l’incertitude : combien de temps encore ? Comment dit-on l’angoisse et le désespoir quand on a plus de mot ? Comment on explique ça à des gens qui tordent les mots sans se rendre compte de l’outrage ? qui les remplissent de tellement de choses sans même s’en rendre compte ? À des gens qui sont persuadés qu’il y a de la perte dans la communication écrite, comme s’il n’y en avait pas tout autant de perte à l’oral ? Comment on leur dit que la moindre parole est une blessure dans la chair quand on a plus accès à la langue ?

Alors des fois, on fait comme on peut.
Fermer twitter, muter discord. Tous les espaces de conversations à plusieurs. Limiter à des conversations individuelles, parce que là on a le droit de prendre le temps. Nous on favorise l’écrit à l’oral, plus facile. Et plus rare qu’on perde l’accès à l’écrit (rendu là on est en crise anyway alors communiquer avec le monde extérieur n’est plus notre priorité). On communique en gif, beaucoup. Parce que si on ne peut plus faire de mots nous-mêmes, on se rappelle les termes à rentrer pour obtenir l’image souhaitée. On communique en chansons, parce qu’on se rappelle ce qu’on mettait derrière. Bribes de citations et sons du monde dans lequel on est coincé. Citations beaucoup, voler les mots des autres. Parfois c’est possible. Parfois le souvenir des mots suffit à palier l’incapacité d’en faire des nouveaux. Rester sur des sujets neutres, safe. Éviter le danger, pas le moment. Difficile de process qu’on est soudainement privé de la langue. Rester calme, gérer le sentiment de perte. C’est la perte et l’angoisse les pires. Trouver des façons d’exister hors langue. Image, son, smiley… J’ai vu des gens créer des codes à l’avance, avec leurs proches (codes couleurs ou termes codés).

En face, avoir des gens qui ne surmultiplient pas les signaux linguistiques. Laisser le temps à la communication. Préférer les questions fermées (en oui / non). Voir s’il faut rester sur des mots, ou aussi, passer en communication via gif / chanson (oui, j’ai fait des conversations entières avec des proches comme ça. Oui y a de la perte. But guess what… avec les mots aussi. Un jour, il faudra que vous le compreniez…)(même si je vous souhaite de ne pas avoir à connaître le gouffre de la perte de la langue). Parfois simplifier sa langue suffit, comme quand on parle à un non-natifve de sa langue. Ne pas juger / commenter l’alternance codique, la perte de vocabulaire, les pronoms aléatoires, les conjugaisons absentes, l’usage soudainement abusif de smileys… bref, toutes ces solutions d’urgence qu’on peut mettre en place. Inutile de jeter de l’huile sur le feu. La langue brûle, ça suffit…

un lac de montagne, déchirée par une ligne d’incendie d’où s’échappe une fumée noire
Photo by sippakorn yamkasikorn on Unsplash

Parfois ça dure une heure, parfois des jours. Parfois y a un trigger, parfois l’épuisement général. Parfois ça passe tout seul, parfois il faut s’extraire du gouffre à la force des bras…

Et bien sûr que dans ces moments-là, je viens pas vous écrire. C’est à peine si je peux penser.

Dans ces moments-là, je repense à l’hypothèse Sapir-Whorf sur les liens entre pensée et langue, comme quoi la langue qu’on parle influe notre pensée. Plein de critiques et de débats là dessus. Mais je me dis qu’il manque une part à cette réflexion : comment on pense quand on a perdu les mots ? Quand on a été habitué à structurer sa pensée grâce à la langue, et que d’un coup, la langue disparaît, est-ce qu’on arrête de penser ? J’ai pas l’impression. C’est toujours une tornade, toujours là, toujours vif. Mais l’accès y plus difficile. Quand à la transmission, on en parlera même pas (littéralement)(très drôle, je sais). La structuration est pénible, fastidieuse. Mais toujours quelque chose vit, quelque chose respire, ressent, pense. Au milieu des cendres, quelque chose vit. Dans l’au-delà des mots, nous respirons et pensons encore. Mais comment en rendre compte à des gens persuadés qu’il n’y a pas de perte à l’oral contrairement à l’écrit ?? (pardonnez moi de boucler là-dessus, mais je m’en remets pas et cette croyance nuit gravement à mes chances de parvenir à me faire comprendre justement) Au-delà des mots, au-delà du sens, nous vivons et respirons encore. La vie survit aux cendres. Et c’est à la fois magnifique et terrifiant… Magnifique parce qu’il y a un espoir, parce qu’il y a d’autres choses, parce qu’on peut enfin toucher ce monde que les mots ne peuvent jamais qu’effleurer. Terrifiant, parce qu’on y est si seul, et que parfois, règne cette impression qu’on est pas censé être là, alors tôt ou tard, nous brûlerons corps et âmes.

Des fois je perds l’accès à la langue.
Des fois je me perds derrière les mots.
Des fois les cendres dans ma bouche.
des fois ce monde entier que je ne pourra jamais vous dire.

Mais moi j’étouffe au moindre si on
renais sans cesse sans une seule décision
ma vie s’écroule et mon manque d’impression
me met sous vide me protège des scissions

--

--

Dandelion
Dandelion

Written by Dandelion

Non-binary French writer, theatre PhD student, metalhead and rain lover. Here, I write about living with schizophrenia. I'm owned by a cat.

No responses yet