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Bandersnatch est un film interactif sorti en 2018 sur Netflix et faisant partie de la série Black Mirror, dont il constituait à lui seul la saison 5. On suit l’histoire de Stefan Buttle, un jeune développeur qui souhaite adapter un livre “dont vous êtes le héro” appelé Bandersnatch en jeu vidéo. Dans le livre, lae lecteurice avance dans l’histoire en fonction de ses choix. Stefan souhaite reproduire cela dans son jeu. Les choix faits par lae joueureuse influencent le déroulement de l’histoire. Et c’est aussi ce que vous vivrez si vous souhaitez regarder Bandersnatch : des choix vous seront régulièrement proposés à l’écran, choix qui auront un impact sur le déroulement de l’histoire. Plusieurs fins peuvent ainsi être débloquées en fonction des choix faits.
Si je souhaite vous en parlez aujourd’hui, c’est parce qu’une chose manque (cruellement) à ce résumé : Stefan est psychotique. Ce n’est pas dit. Ni dans le film, ni dans aucun résumé disponible sur Netflix ou wikipedia. Comme je commence à avoir l’habitude : non, on ne va pas parler de la qualité cinématographique de Bandersnatch ici. Savoir si oui ou non c’est un bon film n’est pas le sujet. On va plutôt s’interroger sur la représentation qu’il donne de la psychose et des personnes concernées.
Spoiler alert : c’est pas bien glorieux.
Vous avez dit psychose ?
Quand j’ai commencé à en parler avec des proches, la réaction ne s’est pas faite attendre : mais comment on sait qu’il est psychotique ? C’est vrai, après tout, ce n’est dit nulle part. Alors quels indices peuvent nous mener à cette conclusion ? Oh… trois fois rien… petite liste :
Pour commencer, et c’est sans doute le plus probant, Stefan a du mal à différencier le réel de l’irréel. J’avoue avoir sciemment écrit mon résumé de manière à flouter la limite entre les différents niveaux de l’histoire, parce que c’est avec cette confusion que joue Bandersnatch. Chaque élément que l’on croise va être intégré dans les délires de Stefan. Même les choix les plus insignifiants finissent par s’inscrire dans son imaginaire. Par exemple, au tout début, on vous demande de choisir votre marque de céréales de petit déjeuner. Vous verrez une pub de cette même marque plus loin dans l’histoire (enfin si vous arrivez jusque là). Pour le coup il s’agit d’un exemple anodin, mais par la suite, il vous faudra choisir entre : croire à un complot national dont votre père est complice ou croire qu’une bête mythique vous manipule et s’apprête à vous attaquer. D’autres possibilités s’offrant aussi à vous en fonction des choix que vous aurez faits / débloqués avant. Si bien que de fil en aiguille, Stefan voit l’univers du livre qu’il adapte envahir sa vie, au point qu’il vit exactement ce qui y est raconté. De même, les théories évoquées par Colin, un développeur de génie que Stefan admire, finissent par se frayer un chemin en lui sans qu’il ne lui soit possible d’avoir le moindre esprit critique dessus.
Cette ligne floue entre réel et irréel s’opère à tous les niveaux. Les joueureuses que nous sommes doivent constamment faire le tri : en effet, comment estimer l’impact de nos choix sur l’histoire si nous n’arrivons plus très bien à savoir si le personnage rêve, délire, ou fait simplement sa vie ? Or, figurez vous que c’est une difficulté constante dans la vie des psychotiques : passer son temps à trier souvenirs, rêves, cauchemars, délires, hallucinations, images de maintenant. D’une certaine façon, on peut dire que l’expérience est bien menée : vous vivez quelque chose d’assez proche de ce que nous vivons au quotidien.
Autre indice : la phase maniaque. Pour celleux qui ne connaitraient pas : un épisode maniaque, c’est un moment où la personne va être hyperactive, se lancer dans énormément de projets, ou à l’inverse, s’investir de manière obsessionnelle dans un seul et même projet. Le risque pour la personne c’est justement de perdre pied, d’avoir du mal à s’arrêter, prendre des pauses, s’aérer, et plus généralement, prendre soin d’elle-même. Et c’est bien ce qui arrive à Stefan : il s’investit de plus en plus dans la création de son jeu, délaissant complètement le peu de vie sociale qu’il avait, ne mangeant plus qu’à l’occasion et oubliant complètement qu’un monde autour existe.
Ajoutons à cela une bonne dose de paranoïa. Dès le début, on nous montre une grande méfiance de Stefan vis à vis de son père. Si par la suite on comprend qu’il le juge responsable de la mort de sa mère, c’est bien sur la figure du père que viennent se greffer la plupart des délires, qui ont d’ailleurs comme point commun d’être tous plus ou moins basés sur un principe de persécution. Petit à petit, Stefan s’enferme dans le silence : il évite autant que faire se peut de parler avec d’autres. Il en raconte le moins possible à sa psy, semble se méfier du studio pour lequel il développe son jeu, a du mal à sortir de chez lui, se sent constamment espionné, sous contrôle…
Saupoudrez le tout de quelques tics typiquement psychotiques (j’ai nommé le “je me frotte le côté de la tête pour me redonner des contours quand je me sens dépassé par les événements”), d’une mise sous médicamentation (qu’on augmente à mesure que Stefan se replie sur lui-même) et d’un traumatisme survenu dans l’enfance, vous obtenez une jolie psychose. Qu’on la nomme ou non comme tel n’y change rien.
Quelle représentation de la psychose ?
Il fût un temps où on plaçait Black Mirror sous le signe de la nouveauté, de l’innovation. Je ne sais pas si ça a jamais été vraiment vrai, mais ça a en été un des arguments marketing. On n’est pas surpris de découvrir que lorsqu’il s’agit de s’attaquer à la représentation de la psychose, rien de bien nouveau sous le soleil. C’est encore et toujours la même chose. On dirait même que les scénaristes n’ont pas su choisir le trope du psychotique qu’ils souhaitaient voir à l’écran. Nous en avons donc deux en un ! J’ai nommé : le fou créateur et le fou tueur. Youpi. [attention, le spoil, le vrai, arrive]
C’est un cliché qui nous colle à la peau. D’ailleurs, ne parle-t-on pas de “folie créatrice” ? On part du principe que forcément la folie va permettre de créer. Et nous sommes passionnés par ces histoires ! Logique : l’art romantise la folie, alors la folie amène forcément à l’art. La boucle est bouclée… Et ce n’est pas Van Gogh ou Artaud qui vous diront le contraire… Seulement voilà, toute folie n’est pas créatrice, comme le raconte très bien une collègue. Mais je m’égare… Plus Stefan avance, plus il plonge dans ses délires, et plus le jeu sera bon. Vous décidez de travailler avec une équipe ? Mauvais jeu. Vous acceptez de prendre votre traitement ? Mauvais jeu. etc etc. Le jeu ne peut être réussi que si Stefan perd complètement pied.
Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Une fois qu’on a fait plongé notre personnage, et qu’il est vraiment fou, que fait-il ? Voyons, réfléchissez, que font les fous au cinéma ? Ils tuent des gens, BIEN SÛR ! Car non seulement vous serez incapable de finir le jeu sans vous enfoncer, mais il vous sera aussi impossible de le finir sans tuer le père. Si vous ne me croyez pas, je vous invite à traverser les scénarios possibles de Bandersnatch grâce à ce schéma. Soit vous avez fini le jeu beaucoup plus tôt, et il est mauvais (bah oui vous n’avez pas pris le temps de devenir fou voyons), soit vous n’êtes pas capable de le finir parce que vous avez usé toute votre énergie pour ne pas tuer votre père.
Si vous voulez réussir, il vous faudra donc basculer complètement dans la folie, et tuer. Niveau représentation, on est quand même proche du niveau 0. Bandersnatch surfe donc sur l’éternel cliché du fou tueur. Un cliché basé sur rien, puisqu’encore une fois, les personnes malades mentales sont bien plus susceptibles de subir la violence qu’en être les auteurices. Un cliché qui met régulièrement nos vies en danger.
Et d’un point de vue scénaristique, un cliché vu, revu, et rerevu. Ad nauseam. Le tueur fou, c’est le deus ex machina du scénario d’horreur. On ne compte plus les films ou les jeux ayant ce type de ficelles pour base. À ce niveau, il n’y a donc rien à sauver.
Quand j’en ai parlé, on m’a dit “oh tu sais, c’est normal, c’est Black Mirror, c’est fait pour faire peur et finir mal”. Sauf que non, ce n’est pas Black Mirror à ce niveau, la série ne propose absolument pas la moindre originalité. Rien que dalle nada. Encore une fois, c’est un trope éculé qu’on a déjà vu trop de fois. Ce que fait Bandersnatch, c’est donc rajouter une pierre au mur de notre isolement, sans rien offrir en échange. Et accessoirement, à quoi c’est censé nous faire réfléchir ? À l’impact de la technologie sur notre vision du réel ? Dans ce cas pourquoi présenter un personnage qui dès le début montre des fragilités à ce niveau ?
On m’a aussi dit “peut-être que c’est pour ça que la psychose n’est pas nommé, pour ne pas ajouter à la stigmatisation”. Peut-être. Allez, soyons généreux, pourquoi pas. Mais dans ce cas, il y avait un moyen bien plus simple : ne pas créer un énième film où un psychotique tue quelqu’un. En en parlant avec d’autres camarades psychotiques, une évidence nous a frappé : si Stefan est capable de déployer l’énergie nécessaire pour ne pas tuer son père alors que tout son délire le porte à croire que c’est la seule solution pour s’en sortir, dans ce cas, il est tout à fait capable de fournir l’énergie nécessaire à finir son jeu, puisque cela dénote une capacité à reprendre contrôle sur le délire. En bref, il aurait été parfaitement possible d’inclure UNE fin heureuse, où on ne tue personne et où on finit le jeu. La question ne s’est même pas posée. À croire qu’il est impossible pour un psychotique sur nos écrans de bien finir.
Un jeu dangereux ?
À mon sens, Bandersnatch pose un problème supplémentaire, problème qui a d’ailleurs motivé l’écriture de cet article. Lorsque je l’ai vu, je me suis senti mal, et de plus en plus mal à mesure qu’on avançait dans l’histoire. J’ai très vite eu la sensation que le but n’était pas tant de permettre à Stefan de parvenir à finir son jeu, mais de le rendre fou. Je savais comment lui éviter de plonger, mais les choix qu’il aurait fallu pour ça ne sont jamais apparus. Par la suite, j’ai passé une bonne partie de ma nuit à délirer, la paranoïa en feu. À la base, j’ai cru que je sur-réagissais. Que j’étais trop sensible.
Et puis j’en ai parlé à un pote psychotique.
Puis deux
Puis cinq
Puis quinze.
Puis plus encore.
Tout le monde avait eu cette réaction. L’épisode a trigger des phases délirantes, des épisodes maniaques. Certains jusqu’à trois jours dans ces états. Que ce soit les personnes qui ont aimé / adoré, ou celles qui n’ont pas accroché, voire détesté, tout le monde avait traversé ces états suite au visionnage du film. Le problème était donc bien plus général que juste moi qui réagit mal à un contenu.
Le fait est que si Bandersnatch merde sur la stigmatisation, en revanche, la construction de l’épisode est extrêmement bien faite. Elle reprend les mécanismes principaux de la psychose, et notamment, celui de la boucle. La psychose explose la représentation du temps et abîme la mémoire. Elle défait le principe de linéarité du temps. D’où parfois des boucles dans lesquelles les psychotiques se coincent. Pas que nous perdions la mémoire et revivions des événements passés en les pensant arriver maintenant, plutôt que nous réagissons toujours de la même façon face à un type de situation, tout en sachant que ça ne marchera pas, tout en étant incapable de réagir autrement. Les situations similaires finissent parfois par se superposer, ce qui rend encore plus difficile pour nous de clairement les identifier. Le film reprend exactement ça. En effet, il vous faudra parfois faire la même action deux, voire trois, fois pour débloquer une situation.
Le problème, c’est que nous faire vivre ainsi des mécanismes (dysfonctionnels donc) propres à la psychose va venir réactiver les nôtres. C’est un peu comme pour les traumatismes : si vous confrontez quelqu’un à un film présentant ses triggers, il y a des chances que cela ravive le traumatisme et déclenche donc une crise chez la personne. C’est un peu la même chose ici. Confronter des psychotiques au fonctionnement même de la psychose, c’est leur foutre le nez dedans et réactiver ainsi tous ces mécanismes. D’autant que pour certain·es, les délires présentés dans le film, sont justement les délires avec lesquels nous vivons au quotidien. Si l’immersion dans ce qu’est la psychose est excellente, il vous manque toutefois une part essentiel de l’expérience : vous pouvez éteindre la télé à tout moment et retourner à votre vie. Pas nous. Pas de bouton stop pour nous. Une fois que le film aura ravivé nos délires, il faudra gérer.
Et ça, c’est dangereux.
J’ai eu de la chance, j’étais avec des ami·es et l’humeur générale était bonne. Ça a duré quelques heures, mais j’ai pu dormir et le lendemain le plus gros était passé. Je l’aurais vu seul chez moi, je pense que je n’aurais pas pu sortir plusieurs jours moi non plus et que je n’aurais pas supporté la moindre conversation tant j’aurais nagé dans la paranoïa la plus pure.
La question n’est pas d’interdire ce type de contenu. Mais d’avoir conscience de ce qu’on fait. Ce type de contenu peut être dangereux, et je n’ai pas encore croisé un·e psychotique qui n’ait pas passé un très mauvais moment après coup. Pourtant, on aurait pu facilement éviter ça. Comment ? En appelant un chat un chat. En nommant dans le résumé qu’il s’agit ici de psychose. En mettant un message d’avertissement. Bref, en faisant un travail de prévention digne de ce nom. Ça ne gâche en rien l’expérience, et ça permet aux concerné·es de pouvoir en profiter sans se mettre en danger, ou de se préparer un filet de sécurité.
Le spoil ou la vie ?
Quand je me suis rendu compte de ça, j’ai posté un thread rapide pour prévenir les personnes psychotiques souhaitant visionner le film. Il s’agissait donc de faire le travail de prévention que Netflix ne s’était pas donné la peine de faire, histoire de prévenir les concerné·es et leur permettre d’apprécier l’expérience.
“Tu spoiles !” fût une réponse que j’ai beaucoup eue.
Déjà… pas tant que ça. Connaître le type de délire que vit Stefan ne change pas grand chose à l’expérience, puisque ce n’est pas là que se pose le suspens (la mauvaise langue en moi a envie de dire : de toute façon il n’y a aucun suspens et aucune réelle surprise. Mais ce n’est pas le sujet). Ce qui m’agace, ce n’est pas tant l’inanité d’une telle remarque, que le fait qu’elle fasse partie du problème.
Ici, ce qu’on nous dit, c’est qu’il vaut mieux sauver l’histoire que les psychotiques. Notre santé vaut moins qu’une heure trente de film sur Netflix. Et ça fait d’autant plus mal que c’est bien notre vie qui est ici utilisée, ou plutôt exploitée, pour vous proposer une heure trente de divertissement. Si cet article vous a paru salé, c’est parce que je le suis. Constater encore et toujours que nous restons les bêtes de foire nécessaires à votre bon plaisir me rend malade. Constater que vous n’avez aucun soucis à sacrifier notre santé pour un film m’enrage au plus haut point. Et quand après nous nous organisons pour nous protéger (puisque personne ne le fera à notre place), ce genre de remarque apparaît, ça donne vraiment envie de brûler des trucs.
La moindre des choses, quand on exploite la vie des gens pour un film, c’est d’au moins s’assurer que le divertissement produit leur sera accessible, agréable, bénéfique. Sinon, il faut sérieusement se poser des questions.
Tout ça nous montre donc que Bandersnatch est un divertissement pour neurotypiques : il ne nomme pas la psychose (pour mieux permettre l’empathie et l’identification j’imagine ? qui veut s’identifier aux fols ?), ne prend aucune précaution quant au public concerné qui pourrait le voir et entretient une stigmatisation dangereuse à notre égard.
Si le film se targue d’être basé sur les choix des spectateurices, les psychotiques de leur côté n’ont toujours pas le choix des fictions qu’on leur propose.