Et bah c’est pas facile.
Déjà, parce que faire une thèse tout court, c’est pas facile. Et comme vous êtes probablement nombreuxses à ne pas savoir ce que c’est concrètement que faire une thèse, on va commencer par parler un peu de cette incroyable aventure qu’est la thèse…
Qu’est-ce qu’une thèse ?
La thèse, c’est ce travail (titanesque) que l’on réalise en doctorat, le plus haut niveau de diplôme en France. Pour pouvoir en faire une, il faut justifier d’un Bac +5. Dans la majeure partie des filières, une thèse de doctorat est censée se faire en trois ans (on va y revenir plus tard).
Concrètement que fait-on ? Et bien on choisit un sujet de recherche, généralement assez précis, sur lequel on souhaite se pencher. Selon les domaines, soit vous postulez sur un sujet déjà pré-existant, soit vous proposez le vôtre à un·e directeurice de recherche. Vous choisissez donc votre sujet de thèse en fonction de ces critères : vos goût, vos compétences, le besoin de la recherche (soit pré-existant, soit parce que vous aurez convaincu quelqu’un de la pertinence de votre recherche). Un sujet de recherche se base sur ce qui existait déjà avant : qu’est-ce qui a été fait ? qu’est-ce que moi je souhaite apporter / défendre / prouver ?
Pendant ces trois ans (pour le moment on va partir du principe qu’une thèse ça dure bien trois ans et je rajouterai le fun de la vraie vie réelle plus tard :D ), que fait-on donc ? On fait l’état de la recherche, c’est-à-dire on se renseigne sur tout ce qui a été fait avant nous sur ce sujet et/ou des sujets qui en sont proches. Donc on lit beaucoup beaucoup de choses. Choses qu’il faut chercher et trouver (et parfois c’est pas évident du tout ! ces choses peuvent être dans des archives à l’autre bout du pays, dans des langues que tu ne lis pas, ou bien cachées derrière des abonnements over chers que ton université n’a pas payés). Une fois qu’on a toutes ces choses, il faut les croiser, voir comment on peut s’inscrire dedans. Est-ce qu’on est d’accord ou pas ? Est-ce qu’il manque quelque chose ? Est-ce que telle chose a été prouvée dans tous les contextes possibles ? Une fois ceci dessiné, on commence à faire ses propres expériences / analyses. C’est là qu’on commence son propre travail de création. Et prouver trouver, il faut commencer… par ne pas trouver. Ce qui veut dire se rater, échouer, prendre des murs, ou tout simplement ne pas savoir dans quel sens aller. Une fois qu’on a trouvé (ou pas trouvé d’ailleurs, parfois c’est aussi ça la conclusion “ha bah en fait y a rien là, cette possibilité est éliminée, ne me remerciez pas, enfin si quand même un peu parce que j’en ai chié pendant des années pour ça, pitié me collez pas un vent”), on passe à l’étape meeeeerveilleuse de la rédaction. Il faut maintenant écrire TOUT ça, de manière condensée (enfin tout est relatif hein), logique, de façon à répondre à votre interrogation de départ. Puis il faudra défendre le tout devant un jury d’universitaires, le tout avec un cérémonial qui n’a rien à envier à la gymnastique de la messe du dimanche…
C’est donc un travail de longue haleine, assez solitaire et angoissant. Et si on avait raté un truc important ? Et si quelqu’un fait la même recherche mais finit avant ? Et si j’arrive jamais à faire marcher mon expérience ? Et si mon instinct de base était pas bon et qu’en fait y a rien d’intéressant là ? Et si j’arrivais jamais à écrire ? Et si en fait ça ne servait à rien ? Et comment je sais quand j’aurai assez de données ? Et quand est-ce que j’arrête de chercher ? Et si je gâchais tout en écrivant mal ? Et si je trahis la confiance des gens avec qui j’ai bossé ?
D’autant plus solitaire que souvent, à moins d’y avoir été confronté, beaucoup de gens ne se rendent pas très bien compte de la pression que ça représente, et on est souvent tout seul.
Mais surtout, parce que si un doctorat, c’était juste la thèse, ce serait bien… mais c’est pas le cas !
En plus de la thèse…
Vous vous rappelez quand je vous ai subtilement signifié qu’une thèse à la base ça dure trois ans ? Et bien c’est pas la réalité de tant de gens que ça…
Il faut savoir que toustes les doctorant·es ne bénéficient pas d’un financement. Or, un travail de thèse, c’est un travail à plein temps. Si tu n’es pas financé·e, à moins de bénéficier d’avantages financiers certains, il va te falloir travailler à côté. Le temps disponible pour la thèse chute donc. Il chute d’autant plus que pour beaucoup d’entre nous, les jobs à côté sont pas mal précaires (y compris ceux à la fac !). Ce qui implique donc de naviguer entre les contrats, la recherche d’emploi et ta recherche tout court. Certain·es ont des emplois stables, mais loin du mi-temps, et se retrouvent donc avec des emplois du temps assez titanesques. Si en bonus, t’as des gosses, ça devient carrément sportif.
D’autant plus que… on est loin de te demander de ne faire que ta thèse. Pendant tes (plus que) trois ans de thèse, on va te demander de bien vouloir enseigner (à la fac, ailleurs ça compte pas vraiment), communiquer (en colloque et journée d’étude), publier (dans de bonnes revues si possibles), participer à la vie / la recherche de ton labo, voire d’organiser tes propres événements. Tu n’es payé·e pour aucune de ces tâches. À part la première, mais comme généralement tu es vacataire, tu es payé avec des mois de retard (voir un an de retard pour certaines facs) et si tu calcules ton taux horaire réel (tu n’es payé que pour l’heure de cours, pas pour la préparation ni pour la correction), tu tombes en dessous du smic. Ha et si t’es malade tu l’as dans l’os hein. Et quelques autres délicatesses parfois en fonction des facs… Un statut plein de paillettes on vous dit.
Toutes ces choses demandent du temps (pour lequel tu ne touches qu’une rétribution symbolique)(et encore, si ça a bien marché hein, sinon t’as tout perdu). Toutes ces choses enlèvent du temps à ta recherche. Recherche qui a besoin de temps pour naître, grandir et murir.
En bref, on te demande d’être partout, de socialiser, d’avancer ta recherche, de contribuer à la vie de ta fac, le tout avec pour bon nombre d’entre nous l’angoisse de “oui mais à quel moment je dors ?” car il faut en plus bosser à côté, pour cette fois être rétribué en espèce sonnante et trébuchante (cette expression fonctionne très mal à l’époque de la dématérialisation). Parce que bon, un·e doctorant·e mort·e de faim est un·e mauvais·e doctorant·e (iel ne publie pas ! sale bête !).
C’est donc une énorme charge de travail, beaucoup de stress, de solitude, de doute, de colère aussi souvent, beaucoup de fatigue, et d’envie d’aller élever des chèvres dans le larsac (ou de créer une empire du caramel beurre salé en Islande, chacun ses rêves).
MAIS J’AI PAS ENCORE FINI !
Parce qu’être doctorant·e, c’est aussi avoir le cul entre deux chaises. Administrativement, on est encore des étudiant·es, sauf que dans les faits, on n’a plus grand chose à voir avec les étudiant·es, comme vous avez pu le constater. Même si on est considéré comme “en apprentissage”, concrètement, on fait un taf de chercheureuse. Et c’est là que ça devient drôle. Parce que notre place dans la hiérarchie n’est pas toujours super clair… certain·es profs vont nous considéré comme des égaux, moins expérimenté·es certes, mais des égaux quand même, d’autres au contraire auront à coeur de bien nous faire savoir qu’il y a une hiérarchie, et que concrètement, dans la chaîne alimentaire, on est plus proche du bébé gazelle avec une patte cassée que du lion avec toutes ses dents et sa fière crinière. Ce qui veut dire que selon les équipes, nous serons plus ou moins bien encadré·es, respecté·es, exploité·es, humilié·es. Si on a de la chance, on sera invité à travailler avec nos collègues en poste, si on en n’a pas, on aura l’obligeance de bien vouloir faire le café en réunion et s’estimer heureuxse d’avoir le droit d’y figurer (alors même que l’école doctorale nous tanne pour qu’on soit là)(compétence imprévue pour une thèse : savoir gérer les injonctions contradictoires). Difficile donc de savoir comment prendre sa place parfois… des fois parce qu’on ne te laisse pas la prendre du tout, des fois parce que les profs ne sont pas toustes d’accord sur la place qu’on est censé avoir, des fois parce que certain·es règlent leur compte à travers les doctorant·es, et des fois parce que même si iels sont hyper ravi·es de t’accueillir, tes conditions matérielles ne te permettent pas de le faire pleinement, et on revient donc entre les deux chaises où tu es là sans être là.
S’ajoute encore à tout la relation avec lae DR (ou les) censé te guider mais avec qui ça peut plus ou moins bien se passer, l’administration taille XXL, l’école doctorale qui propose des formations qui correspondent à personne depuis la fusion de toutes les facs du coin, mais qu’il faut quand même que tu suives parce que tu as des crédits à valider, ha oui et tu te rappelles les colloques ? c’est pas toujours dans ta ville hein (voire pas toujours dans ton pays), donc là aussi du temps, des sous (des fois ton labo accepte de te défrayer mais pas toujours ou pas sûr ou pas tout mais en tout cas là aussi en décalage).
Tant de fun et de complications et de choses à penser.
Sauf que je suis pas censé être là.
Mais comme moi j’aime bien jouer en mode difficile (ceci est un mensonge éhonté, je joue toujours en mode facile sinon j’avance pas dans l’histoire et ça m’énerve), je fais tout ça en étant en plus schizophrène. Parce que pourquoi galérer affreusement quand on peut galérer putain de bordel d’affreusement ?
Ma première, et sans doute la plus grosse, c’est que je ne suis pas censé être là. Alors bien sûr, c’est pas interdit aux schizophrènes d’être là hein (ça serait de la discrimination, et la discrimination c’est maaaaaaaal, donc on ne fait pas ça, tout le monde le sait). C’est juste que personne, à aucun moment de la chaîne, n’a considéré que quelqu’un comme moi pouvait en arriver là. Résultat, la solitude ressentie par toustes mes camarades en doctorat prend un goût extrêmement amer : nulle part je ne peux parler de mes difficultés en tant que doctorant schizophrène. Aucune méthode nulle part ne les inclue. Aucune formation n’y a pensé. Il n’y a rien.
Ha si. Y a les blagues psychophobes des collègues, ou pire, leur commentaire sur certaines situations. C’est le souvenir de la prof, maintenant ma collègue donc, qui m’avait déclaré les yeux dans les yeux en plein cours qu’on “ne pouvait pas croire X, car X était sans doute psychotique”. C’est le souvenir du directeur de l’école doctorale qui passe dix minutes en cours à expliquer que “les gens avec une pensée fragmentée sont incapables de réflexion et sont condamnées à la folie.” C’est les collègues qui te racontent l’art thérapie ou cette super compagnie qui bosse avec des ESAT et olalala quand même c’est pas des populations faciles. etc etc
Et se demander ce qu’il adviendrait de mes années de travail si ça se savait. Ça vaudrait sans doute pas grand chose.
Outre la psychophobie intériorisée, c’est aussi le validisme intériorisée. De combien de réunions je suis rentré en pleurant et en pensant la pire chose du monde parce qu’on m’avait donné l’impression que j’en faisais pas assez ? Je fais ma recherche, donne cours à la fac (même que j’ai fait tout mon semestre en bénévole vu que j’ai toujours pas mon contrat :D), donne cours ailleurs, fais des traductions… le tout avec des hallucinations, des pensées délirantes, un TCA (et quelques autres comportements auto-destructeurs), la fatigabilité, la surcharge cognitive, la dysfonction exécutive… que je dois gérer seul parce que si j’en parle, je me ferai tej. J’ai pas le temps d’organiser des journées d’étude ou des colloques, j’ai déjà à peine le temps et l’énergie d’y participer. J’ai pas le temps de chercher à publier, je peine déjà assez à débloquer du temps pour écrire. J’ai pas le temps de faire en plus puisque déjà pour faire le minimum, je dois faire plus. C’est simple : les ressources, les outils dont j’ai besoin pour parvenir à mon objectif n’existent pas… puisque je ne suis pas censé être là (ce qui arrive en effet rarement puisque déjà avant il n’y a pas les ressources pour que les gens comme moi aient plus de chances d’arriver là)(tu la vois la spirale ?). Donc, je dois aussi créer les ressources et les outils pour pouvoir avancer. Je dois créer les espaces où j’aurai le droit de parler de tout ça avec des gens comme moi qui potentiellement rencontrent les mêmes problèmes. C’est du temps. C’est du taf. Mais qui ne se voit pas car on n’est pas censé avoir besoin de ça. Et que je ne pourrai pas valoriser car encore une fois, je ne suis pas censé être là, et on n’est pas censé avoir besoin de ça.
La première conséquence, c’est que j’ai complètement abandonné l’idée de continuer après la thèse dans le milieu universitaire. Je ne passerai pas ma qualification de maître de conf. Déjà parce que de toute façon je ne pourrai jamais produire toutes les choses dont il faudrait remplir mon CV pour avoir une chance. Mais aussi parce qu’après quatre ans à ce régime, quatre ans à ce que le monde entier me hurle que je n’ai pas ma place ici, la leçon est bien apprise : je n’ai pas ma place ici. Rideau.
Si tu trouves ça déprimant, j’ai pire en stock : en vrai j’ai de la chance. Parce que j’ai pu arriver jusqu’ici. Mais y en a plein qui laissent tomber longtemps avant pour les mêmes raisons.
Concrètement ?
Parlons de difficultés concrètes maintenant !
J’ai déjà pu en parler ici ou là… mais quand on est schizophrène, en général, on a beaucoup de mal à se représenter le temps. Et ça n’a l’air de rien… mais quand tu dois travailler un projet aussi massif qu’une thèse… en autonomie… sur une période longue genre trois ans (et plus)… ça pique, ça pique sévère ! Au début, parce que je suis aussi naïf que cynique, j’ai cru que c’était une question de temps et que ça faisait partie des trucs que j’allais acquérir avec de l’expérience ! Que nenni. C’est même exactement l’inverse qui s’est produit. Plus les années passent, et plus c’est dur. Je me rends compte que le rythme scolaire, mine de rien, c’était pas mal pour consolider le temps. Je n’ai plus ça. Mes semaines, mois, ne sont plus préorganisés. Je dois tout faire tout seul de A à Z. C’est une charge énorme. C’est pas juste de mettre les choses dans le calendrier en fonction des dispos. C’est comprendre que mardi vient après lundi et avant mercredi et que donc il faut faire les choses dans le bon ordre et au bon moment pour que leur enchaînement soit logique. C’est une tâche énorme. C’est comme si tous les jours tu devais te remettre d’accord avec les gens avec qui tu vis/bosses du système monétaire que vous utilisez pour faire les courses et ainsi pouvoir vous rembourser. Sauf qu’il faut aussi que vous réinventiez le principe de l’argent et du capitalisme. Tous. Les. Jours. Ma première pensée quand je me réveille c’est “où est mon corps ?”, suivi de près par “on est quand ???”. Les deux pouvant même me réveiller violemment si vraiment je ne trouve pas la réponse. Et je peux me reposer la question du “on est quand ?” jusqu’à dix fois par jour. Parce que si je ne sais pas quand on est, je ne sais pas ce que je suis censé faire, ni dans quel ordre. Très pratique pour mener un travail hyper carré sur plusieurs années (avec de multiples contraintes qui s’additionnent et se nourrissent les unes des autres).
Autre problème : je ne pense pas du tout dans les clous. C’est pas une façon de vous dire que “ouuuuuaou, j’ai trop une pensée transgressives pour l’université tavu !”, point du tout (encore que j’écrive ma thèse en écriture inclusive, moult la révolution). C’est plutôt qu’une pensée universitaire (en tout cas dans sa présentation finale) se veut linéaire. Il doit y avoir un déroulement logique. A => B => C. Sauf que… ma pensée c’est plus une pelote de laine APRÈS que le chat ait joué avec. Je peux parler de A + C pour arriver à B, revenir à A, mais quand même B, mais pas comme C, au fait vous avez vu la lettre Z ? c’est un peu comme K mais pas vraiment puisque B et C font que A sans Z. Et pour moi c’est logique et j’ai besoin de ces aller-retours, et de cette simultanéïté. J’ai besoin que les choses soient en même temps. Une fois en plaisantant, j’avais dit sur twitter “schizo culture is suivre 5 conversation découlant d’un même tweet, qui sont à la fois complètement indépendantes et totalement connectées”. Et c’est effectivement un truc que je peux pas faire avec des non-shizos (ou en tout cas pas dans cette ampleur et certainement pas avec la fluidité qu’on a en non-mixité). Encore une fois, c’est pas que c’est mieux comme fonctionnement, ça a ses inconvénients. C’est juste que ce n’est pas comme ça qu’on fait à la fac. Et ce n’est pas naturel du tout pour moi. Ça me demande un effort énorme. Et surtout, ça me donne l’impression de complètement déformer ce que je veux dire et montrer parce que ce n’est pas comme ça que je le pense et réfléchis moi dans les parois de mon crâne… du coup, comment évaluer la qualité de ce que j’écris entre ce que l’université attend et ce que moi je vis à l’intérieur ? Comment je négocie la traduction ?
Ça ne m’avait pas gêné tant que je devais faire des disserts en deux heures. Pour le mémoire, ça avait piqué un peu plus, mais à l’époque, l’université gérait encore le fil du temps, j’étais calé dedans, et j’avais moins d’ennuis de précarité, et surtout pas encore toute la pression qui entoure la thèse et ses obligations. Puis c’était moins gros, puis ça prenait moins de temps.
Parlons en de la pression… contrairement à mes camarades neurotypiques et valides, je ne peux pas me déplacer si facilement. Déjà pour des raisons financières (pas forcément défrayé + ne pas pouvoir prendre de boulot payant sur ces jours-là), mais ça je pense qu’on est pas mal dans ce bateau (l’avion c’était trop cher). Aller dans un endroit que je ne connais pas c’est angoissant. L’angoisse monte pour chaque personne présente que je ne connais pas. Et si en plus je dois dormir ailleurs que chez moi… la panique est totale. Ne pas dormir chez moi, c’est loin d’être anodin pour moi… le plus beau, c’est que c’est des événements où tu es censé socialiser. lul. Watch me machouiller mon gobelet de café parce que je ne comprends pas comment parler aux gens (pour info : c’est pas bon.)(t’en auras appris des choses dans cet article dis donc !). L’une des difficultés pour moi, c’est que dans ma tête, pour converser, j’ai appris à séparer situation pro et situation perso. Repérer dans quel cadre je suis me permet de savoir quel type de conversation je peux avoir et ainsi limiter les impairs, surtout quand je ne connais pas les gens. Sauf que… dans le milieu universitaire, les limites entre ces deux situations sont pas mal brouillées. Cf les heeeeeeeeeeeeures de taf, le “c’est une passion” et toute la culture du “sacrifice” à la recherche. Du coup, une fois les conférences terminées, les conversations naviguent allègrement du perso au pro. Un enfer pour moi. Ça rend encore plus dur de savoir où est ma place. D’autant que comme dit au début, celle-ci n’est pas toujours clairement déterminée… Du coup ma technique de socialisation / réseautage consiste en général à… ne pas réseauter. C’est mieux. Toute façon les quelques fois où j’ai tenté on peut pas vraiment dire que ça ait été une réussite (NB : si un maître de conf te charrie, ça veut pas dire que t’as le droit de répondre sur le même ton)(pourtant j’aurais dû le savoir, je m’étais déjà fait avoir avec ma famille)(et j’en avais d’ailleurs conclu que c’était un brin toxique comme logique, comme quoi…)(oui je suis socialement inepte, mais ça c’est pas une découverte). Dans un monde où il faut se faire connaître, créer du lien… et bien moi je fais en sorte de disparaître et je crée du lien avec les marginaux du fond de l’amphi qui tentent de faire la même chose (it’s high school all over again !). Généralement on fait des blagues pourries et des jeux de mots amers (ou l’inverse). Ça te garantit aucun poste par la suite, mais au moins on rigole ! (je comprends pas le temps alors les stratégies sur le long terme n’ont de toute façon aucun sens pour moi)(et puis que voulez-vous, je ne résiste pas à un bon mot)
Enfin, une dernière difficulté (en vrai y en a d’autres, mais c’est déjà tellement long…) à laquelle je me heurte depuis quelques mois : la folie. Au début je te disais qu’on choisissait son sujet. En général, on le fait pas trop par hasard, même si on sait pas très bien pourquoi on le fait. Mais tu peux supposer que quand tu t’engages à bosser sur un truc pendant des années, c’est pas pour rien. La plupart du temps, c’est donc un sujet proche de nous, qui nous est cher, d’une façon ou d’une autre, et pas que parce qu’on a mis plusieurs années de nos vies dedans. Dans mon cas, je travaille sur les pièces de théâtre écrites en plusieurs langues, et j’essaie de voir ce qui fait que même si on ne parle pas les langues présentes, on comprend quand même. Qu’est-ce qu’on met dans les mots qui ne sont pas les mots, et qu’on perçoit quand même ? Comment on recrée le sens ? Qu’est-ce qu’on y met ? Comment de l’autre côté on construit tout ça ? Ma thèse rassemble les mots, le plurilinguisme, la musique, le son, la création du sens, comment on nomme les choses. Des choses qui m’obsèdent à peine déjà en dehors de ma recherche. Nommer les choses, c’est vital. Multiplier les langues possibles, c’est avoir plus de chance de nommer, donc c’est vital. Comprendre comment on crée le sens est essentiel puisque souvent, dans ma vie sociale, j’échoue à cette tâche (à comprendre certains niveaux de conversation, comme dit plus haut, mais aussi à me faire comprendre). Quant à la musique, c’est mon seul rapport sain au temps, et ma seule chance de repousser les monstres. Le silence est dangereux. Tout ça ne se retrouve pas directement dans ma thèse… mais quand même. Je traite des questions proches de celles qui m’obsèdent depuis presque vingt ans pour certaines. Des questions pour lesquelles la Folie exige ses réponses. Des questions qui n’ont pas de réponse, ou pas vraiment, ou jamais complètes en vrai. Pour la recherche, ça ne pose pas de problème. C’est normal de ne pas pouvoir proposer des réponses absolues en science. Il est normal que j’arrive à un résultat de type “voici un premier débroussaillage”. Mais je ne peux pas. Parce que ce n’est pas La Réponse. J’ai l’impression d’un échec d’une violence sans égale. L’impression que du coup non, je ne peux pas écrire, puisque je n’ai pas ce qu’il faut. Or, ce que je cherche n’existe pas. C’est une chimère. Un feu follet que je suis jusqu’au coeur du délire. Et si la Folie m’a été essentielle pour réfléchir et aborder tout ça (ça n’a jamais été fait, ou pas comme ça du tout), aujourd’hui elle est un frein parce qu’elle veut quelque chose qui ne peut pas exister et exige que je suive le feu follet. Et ce même si je sais que le feu follet ne mène nulle part, et que du côté de la science, on est bon. J’ai donc voulu couper la Folie. Mais sans Folie, pas de création, pas de réaction. Pas de feu follet, mais pas de lumière non plus. Juste le Silence. Et je ne peux plus écrire.
Le défi pour moi aujourd’hui, c’est de trouver l’équilibre : comment négocier avec la Folie. Comment faire avec elle sans me laisser convaincre de suivre les feux follets. Je sais que sans elle, je n’irai nulle part. Mais lui laisser carton libre est terrifiant.
Et ça, ça n’est dans aucun manuel pour “réussir sa thèse”. Et quand j’ai voulu chercher de l’aide auprès des autres délirant·es qui auraient été confronté·es à ça lors d’une thèse / recherche, jusque là, la réponse a été quasi unanime “j’ai fini par laisser tomber”.
Autant vous dire que je suis pas au top de l’optimisme depuis quelques mois. Et que je commence à craindre que non seulement je continuerai pas après la thèse, mais que potentiellement, j’arriverai peut-être même pas à la finir. Et ça c’est vraiment terrifiant. Parce que j’adore ma thèse. J’ai appris pleeeeeeeeeein de trucs incroyables, j’ai rencontré des gens super avec qui j’ai eu des conversations fabuleuses, et je continue d’apprendre encore et encore et je suis toujours fasciné par la diversité des sujets.
Mais la vérité, c’est qu’aujourd’hui je suis fatigué, épuisé. Et que la sensation d’être seul parmi les solitaires est lourde.
Je suis pas censé être là. Maintenant je le sais, et ça fait mal, parce que je vois pas où ailleurs qu’à l’université un weirdo dans mon genre peut avoir une place.
Ceci dit, j’esprèe que d’ici quelques mois je serai en mesure de créer une ressource en mode “hey, j’ai trouvé comment écrire avec la Folie sans suivre le feu follet”. J’espère vraiment. Si j’y arrive, je pourrai pas le faire valider, mais je serai ravi de l’écrire pour qu’à l’avenir, les gens comme moi puissent passer tous ces murs qu’on se mange et qu’on soit toujours plus nombreuxses, et toujours moins seul·es.
En attendant, on s’accroche, et on espère que je vais trouver >< et je fais des bisous au plus gentil des chats du monde.
Porte toi bien !
Et bon courage aux camarades doctorant·es (et merci au twitter ESR grâce à qui on est quand même un peu moins seul ❤)