[article à l’arrache, improvisé] Parlons corps, schizophrénie et viol voulez-vous…
[TW : viol
CW : mention de mutilation, TCA]
C’est des mots qui courent en tas dans ma tête depuis trois jours. Ils ont passé une bonne partie de l’insomnie à tenter de se mettre dans l’ordre, mais on dirait que le soleil les a à nouveau chassé dans les recoins. J’ai pas la prétention de révolutionner quoi que ce soit. Je vomis juste les bris de verre dans le fond de l’estomac.
Il y a eu les Césars, je me croyais pas concerné, mais je crois surtout que j’ai dissocié +++. Au point de ne plus pouvoir parler / écrire / comprendre le français samedi soir. Puis il y a eu la tribune de Despentes hier soir qui, si elle est loin d’être parfaite, a commencé à mettre des mots. Moi, c’est cette phrase qui m’a cloué au mur : “ Parce que vous pouvez nous la décliner sur tous les tons, votre imbécillité de séparation entre l’homme et l’artiste — toutes les victimes de viol d’artistes savent qu’il n’y a pas de division miraculeuse entre le corps violé et le corps créateur. On trimballe ce qu’on est et c’est tout. Venez m’expliquer comment je devrais m’y prendre pour laisser la fille violée devant la porte de mon bureau avant de me mettre à écrire, bande de bouffons.”
Et c’est vrai, si on doit séparer le corps violeur de l’artiste , on devrait pouvoir séparer le corps violé de l’artiste. lol. Ça fera quatre ans en juillet. J’ai écrit une pièce, dont le pitch de base c’est “quelqu’un essaie de dire quelque chose d’impossible à dire”. Un roman, sur la culture du viol et comment on pouvait peut-être se défendre. Roman qui est dans sa phase de relecture, que je suis incapable de poursuivre parce que pas l’énergie nécessaire. Et même sans ça… combien de corps laminés, déchirés, écartelés, parasités, déformés dans mes écrits ? Et depuis combien de temps ? Parce que si j’ai régulièrement des flashs de ce qui s’est passé il y a trois ans, je sais que quelque part dans le fond de la mémoire traumatique se cache ce qui m’est arrivé vers 3 ans et dont tout le monde ignore la teneur.
Le corps, c’est ce truc étrange qui même dans une profession dite intellectuelle te rappelle régulièrement qu’il est là. C’est mes mains qui décrètent qu’il faut boire, même si je suis en plein milieu d’une phrase. C’est la migraine ophtalmique en plein cours. C’est l’hypoglycémie qui te tord le ventre parce que TCA is back alors que tu traverses la ville entre deux cours particuliers. C’est les coupures fraîches de la veille parce que les flashbacks étaient devenus trop insupportables et qui brûlent alors que tu souris pour rassurer les étudiant·es en pleines perturbations.
Amnésie traumatique ou pas, le corps n’oublie jamais.
Alors c’est différent pour tout le monde… y en a qui s’en sortent sans trauma, certain·es préfèrent se dire victime, d’autres comme survivant·e. Pas de chance pour moi, trauma, et en plus aucun de ces deux termes ne me semblent convenir à ce que j’ai vécu.
Finalement, si je fais le point… paradoxalement, le viol n’a en rien changé ma vie sexuelle (en même temps tu me diras si j’en ai effectivement subi un à 3 ans, le mal était déjà fait, donc bon). Il a déclenché un TCA (comme tout schizophrène, je vis au pied de la lettre : le corps a considéré qu’il y avait eu intrusion non autorisée, donc pour se défendre, il ne laisse plus rien rentrer. Les négociations sont parfois longues…), relancé les mutilations (après 7 ans d’arrêt, ça je l’ai mauvaise), et quelques autres à côtés. Mais surtout, il a confirmé violemment ce que je savais déjà depuis longtemps : ce corps ne m’appartient pas.
Pourtant je le savais pas. Je ne me rappelle plus quand j’ai su que j’habitais dans le corps de quelqu’un d’autre… mais déjà à 15 ans j’expliquais qu’au mieux mon corps était comme une voiture que je pouvais piloter, au pire comme un aquarium. Maintenant j’ai la certitude qu’en plus, l’aquarium ne m’appartient pas, que ce n’est pas moi qui pilote la voiture.
C’est le mec qui me court après et me barre le passage dans la rue pour me “demander l’heure”
C’est les mecs qui me coincent dans le bus pour savoir ce que veulent dire mes tatouages, et me traiter de salope quand je refuse de répondre (sans que personne ne dise rien alors que jsuis clairement à 3 contre 1)
C’est les mecs à côté de moi lors du concert d’Eluveitie qui comparent les musicienNES entre elles alors que l’intro de Catvrix résonne, me rappelant qu’on est à l’abri nulle part.
C’est les gens qui me disent que je devrais sourire plus
C’est les collègues qui me rappellent que je suis pas assez féminine (well, that’s kinda the point)
C’est le père de l’élève qui interrompt son cours pour me dire bonjour, et qui alors que je tends ostensiblement la main, me tire le bras pour me faire la bise.
C’est le mec en concert qui se permet de me chuchoter à l’oreille que je devais me lâcher plus
C’est les mecs qui s’amusent à me suivre dans la rue la nuit pour voir combien de temps il me faut pour paniquer
C’est le corps qui attrape ses clés dans son poing, quitte à se les planter jusqu’au sang. C’est la respiration qu’on maîtrise. Les chaussures qu’on choisit pour pouvoir courir en cas de besoin. C’est se demander how much boobs is too much boobs ? tout le temps. C’est ne plus boire d’alcool ou presque depuis que j’ai compris que mon violeur m’avait soulé ET drogué. C’est l’angoisse qui te maintient la tête droite, la colère qui fait bouillir le sang et te permet encore de marcher. Le corps qui se rétracte petite tortue au moindre contact. La corne qui se fait sur ton âme. C’est se persuader que tu peux survivre sans contact au mieux, quand dans le fond, le meilleur terme pour te décrire c’est touch-deprived. Ce moment où le manque de contact physique finit par te brûler la peau. Mais qu’en même temps, demander un câlin à un·e ami·e déclenche toutes les urgences et le besoin de fuir.
Le corps n’oublie jamais.
C’est le corps qui certains matins n’y arrive plus. Le corps qui refuse de se lever. De se plier encore à la loi du regard.
Parce que voilà, la vérité c’est que je ne peux pas laisser la fille violée à la porte de mon bureau, et pas uniquement parce que mon bureau n’a pas de porte. La morte ne veut pas mourir, ne peut pas mourir. Il y aura toujours en moi cet être, boule de chair sanguinolente, violée brûlée déchiré lacérée. Et jusqu’à la fin des temps, elle et moi devront cohabiter dans l’aquarium.
Je ne peux pas la laisser à la porte parce que le monde l’a déjà fait. Je n’ai pas le droit de l’abandonner encore plus qu’elle ne l’a déjà été. Que ça me plaise ou non. Je dois la porter avec moi, même quand je ne peux plus. Même quand son corps blessé est si lourd qu’il écrase le mien. Je ne peux pas ajouter encore aux blessures qu’on lui a faites, parce qu’elle n’a que moi.
Je ne peux pas la laisser à la porte parce que je suis schizophrène, et que les schizophrènes n’ont pas ce luxe de pouvoir ignorer ce qui les arrange. Je voudrais tellement pouvoir me dire que je m’en fous de tout ça, mais quand je le fais, les yeux se multiplient, les Hommes-Yeux reviennent et ils comptent. Les pas, les respirations, les mots qu’il reste. Et quand on atteint 0…
Je ne peux pas la laisser à la porte. Le corps n’oublie pas. Elle est là quand je vais donner cours. Elle est là quand une élève m’explique sa mère morte et sa tante morte et la fatigue de devoir retourner en Afrique centrale pour enterrer tout ce beau monde. Elle est là quand un élève m’exprime son angoisse face au réchauffement climatique. Elle est là quand je dois (encore) réorganiser tout un semestre alors que je veux juste rester au lit avec mon chat, bien caché derrière mon mur de livre. Elle est là quand je dois écrire ma thèse et parler de la corporalité de la langue, de comment les mots dessinent forment et déforment les corps. Elle est là quand je veux raconter des histoires et que toujours les corps sont dépossédés attaqués mutilés démembrés, parce que je suis incapable de les penser autrement.
Je ne peux pas la laisser à la porte parce qu’il n’y a que moi pour l’entendre hurler et pleurer, et que moi non plus je ne dors pas.
Et si moi je ne peux pas laisser la fille violée à la porte, si je ne peux pas séparer mon corps violé de mon corps d’artiste, pourquoi mon violeur aurait le droit à cette politesse ? Pourquoi est-ce que lui ne devrait pas vivre avec le poids de ce qu’il a fait ?
Je n’ai pas porté plainte et ne le ferai pas. Pourquoi faire ? Pour entendre des hommes déformer les mots et l’histoire jusqu’à ce que je doute ? Pas de pitié pour les schizophrènes dans ces histoires, c’est bien connu, on sait pas la réalité. Et c’est vrai, je me souviens encore de la sensation de ma mâchoire se brisant, bris de verre et d’os me laminant la gorge. Je sais que ça, ça n’est pas arrivé. Mais c’est la sensation qui reste. Cette sensation affreuse de sentir jusqu’à ton squelette tomber en pièces sous l’intrusion. Le corps n’oublie pas.
Et puis on me dira que j’étais bourré. J’avais bu. Qu’à la base j’avais dit oui. Et personne justement ne comprendra le problème : à la base j’avais dit oui. On était même là pour ça. Alors quel besoin de me souler et me droguer ? Si ce n’est une volonté de puissance, de domination. Parce que c’est bien ça qui est en jeu. Le fait que l’un prenne le contrôle de l’autre. Il avait juste pas prévu la suite. Bah oui… droguer les schizophrènes à leur insu, ça peut avoir des conséquences imprévues… le pilote automatique s’est enclenché, et le corps s’est mis à vomir… encore et encore. À chaque nouvelle attaque, vomir à nouveau. Jusqu’à s’en brûler la gorge. Je me serais brûlé tout l’intérieur à coup d’acide stomacal s’il avait fallu je crois. Il aura quand même fallu quatre crises de vomissement pour qu’il arrête.
Osez me dire que le viol c’est autre chose qu’une volonté de contrôle de l’autre. Osez me dire qu’une fille bourrée qui peut à peine bouger parler et se vomit dessus ça a quoi que ce soit d’attirant. À moins de vouloir posséder et contrôle l’autre, ça ne l’est pas. Et on le sait. Tout le monde le sait.
Je ne suis pas une victime, pas une survivante. Je suis un guerrier. Parce que c’est la seule chance qu’il me reste. Ce corps ne m’appartient pas. Au mieux, on m’y autorise un droit d’usage. Basta. À force, je ne sais plus qui est le parasite. Est-ce que ce sont tous ces regards et ses gestes de possession qui parasitent le corps que j’habite ? Ou bien est-ce moi, parasite dans une carcasse qu’on daigne me prêter entre deux usages ? parasite qui gêne d’ailleurs la jouissance des autres…
Si je suis sorti de ce viol avec la certitude encore plus ancrée que ce corps ne m’appartenait pas, malgré toutes mes tentatives, j’en suis aussi sorti avec la certitude que j’étais increvable. Parce que je n’aurais pas dû pouvoir reprendre le contrôle de la situation. Et que même si ce contrôle était limité, il n’empêche que le cours des événements lui a complètement échappé. Et ça sera pour toujours ma petite fierté.
Quitte à ce que le monde s’évertue à me voir comme une femme, je voudrais qu’on me voit comme Senua : psychotique, guerrière, luttant face au monde pour ce qu’elle croit juste. J’espère y arriver… Je veux bien être Mononoke aussi…
Je ne porterai pas plainte, parce que ça ne servirait à rien. Et puis parce que de toute façon, quand bien même, par on ne sait quel miracle statistique la plainte aboutirait, les punitions qu’il pourrait subir ne serait que symbolique. Ça ne veut pas dire que c’est pas important. Mais ça ne réparera pas ce qu’il m’a fait. Lui, il a juste apporté la preuve définitive.
Mais ça ne changera rien au fait que je vis dans un monde où à partir du moment où on te conçoit comme femme, c’est fini. Ton corps ne t’appartient pas. Il appartient à tous les autres. Ceux qui regardent et jugent , pour mieux toucher et t’avaler par la suite. Tu es un meuble comme les autres. Mobilier urbain qu’on dégrade, et tout le monde s’en fout. Y a plus de chouineries pour une vitrine pétée que pour les corps violés.
J’ai coupé les ponts, que mon violeur disparaisse dans les affres du passé. Je m’en fous. Je veux même croire qu’il puisse avoir une chance de se racheter d’une manière ou d’une autre, pas vis à vis de moi, mais vis à vis du monde, de la société (au pire il pourra toujours faire en sorte de mourir dans le fond d’un fossé, il pourra servir de compost aux orties comme ça, c’est toujours utile !). Je veux plus avoir affaire à lui. C’est son problème. Sa responsabilité. Par contre, je ne décolèrerai jamais face au monde qui lui a mis dans la tête que c’était okay, face au monde qui m’a mis dans cette position là et a considéré que c’était normal. Je ne pardonnerai jamais au monde de m’avoir volé mon corps, d’avoir fait de moi un parasite dans un aquarium (et en plus de me reprocher de mal entretenir l’aquarium), et de refuser de me donner une autre possibilité.
Quand j’ai fini Hellblade, je me suis demandé ce que moi je traînais partout, ce pour quoi je m’étais imposé de traverser l’enfer. Je suis pas trop sûr encore, même si des pistes se dessinent. Mais je suis sûr que la seule solution pour moi, c’est de me battre… même contre des moulins à vent…
Bref, je pensais que les Césars, Polanski tout ça, ça me touchait pas, me concernait pas. Mais apparemment si. Comme dit Despentes, on est pas surpris. Mais ça fait mal quand même.
Je sais pas si j’arriverai toujours à me lever et à partir. C’est pas toujours évident quand ton corps est pas à toi.
Pour moi, la question n’est pas de guérir. Mais de m’appartenir.
et peut-être un jour avoir une porte à mon bureau pour pouvoir laisser le monde derrière. La fille violée et moi contre le reste du monde.
“ Tous les choix mènent aux mêmes impasses, pas de carte gagnante. Alors merde, ferme-la ta gueule. J’ai choisi. J’ai choisi la laideur. Je serai hideuse jusqu’au massacre. Hideuse jusqu’à la mort. Que ça leur ronge les yeux et la conscience. Je serai repoussante. Je serai laide à crever. Je serai monstrueuse à ne plus rien avoir d’humain. Tout pour ne plus tomber entre leurs pattes. Et toi, et tous tes fétiches, vous pourrez bien me dire encore et encore que je suis laide, je rirai à gorge déployée parce que oui, je serai laide, et aujourd’hui c’est tout ce que je veux. C’est la fin du parcours. C’est la fin de la ligne. Terminus. Tout le monde descend. Je n’attendrai plus que cette saloperie de guerre froide m’éclate dans le cerveau. C’est moi, et moi uniquement qui brûlerai tout jusqu’à la fin. Vous l’avez voulue, vous l’aurez eue. La laideur à l’état pur.”
Extrait de Plantes Carnivores