“Ils parlent les langues de feu quand toi ta langue goudron désarticule tous les sons.”
Je rêve régulièrement de ça. Qu’on m’oblige à parler les langues de feu. J’essaie. Je dois traduire vite et bien en langue de feu. Mais ma langue fond. Mes cordes vocales cèdent sous la pression. Les dents popent comme du pop corn. Les chairs carbonisent. Et la douleur, putain la douleur… Se réveiller et n’être qu’un tas décharné, carbonisé, douleur hallucinée pour la journée. Le moindre mot prononcé est danger.
Et ces rêves encore à retourner la cuisine, vider les placards frénétiquement. parce que le mot est là, quelque part. Le mot est là et si j’ouvre le bon placard, si je retourne tout, si je me retourne les ongles à gratter la tapisserie et la peinture, alors c’est sûr, je vais finir par le trouver. Mais le compteur tourne, le temps passe, et le mot n’est toujours pas en vue. Le monde finit par éclater. C’est ta faute.
Les crises à s’arracher la gorge, à rêver d’enfoncer les doigts pour arracher la chair putréfiée, encore et encore. Jusqu’à enfin pouvoir le trouver, et arracher le “je”. Ce putain de je… qui est-il et qui l’a autorisé à commencer toutes nos phrases ? Griffures encore encore. S’arracher les mots s’arracher l’être arracher toutes les lettres du corps et peut-être à la fin réussir à arracher la douleur. Et si je me plante un couteau en travers de la bouche, que je charpie tout l’intérieur, plus jamais on n’exigera de moi que je ne parle.
“Ils parlent les langues de feu et tu bafouilles flammèches anémiées. Tu fais pitié.”
C’est marrant. On m’a demandé si je pouvais écrire sur “comment rester en communication avec un·e délirant ?”. Alors que moi, je me suis toujours demandé déchiré comment on faisait pour communiquer avec les non délirants. Parce que c’est pas faute d’avoir essayé. Encore et encore.
Aussi loin que je me souvienne, on m’a toujours reproché ma façon de communiquer. Dans la cours de l’école, je me faisais taper parce que je parlais comme un livre. Et puis je racontais trop d’histoires. Je faisais trop de bruits. “Tu nous fais honte”. Je prenais les choses au pied de la lettre, m’accrochais au sens des mots.
J’en ai bouffé des livres, poncé la grammaire et disséqué toutes les discours que j’ai pu. J’ai fait tant d’effort…
On m’a reproché de passer par l’écrit. “J’aurais préféré que tu fasses ton CO à l’oral” “Sérieux faut que tu me parles quand ça va pas, l’écrit ça prend trop longtemps.” Mais on ne dit pas les choses importantes. C’est beaucoup trop dangereux de jouer avec les langues de feu comme ça… L’angoisse de se brûler la bouche sur les mots mal choisis… Si je savais parler, je serais pas un écrit vain, je ferais comme tout le monde : je parlerais. À la place, je fais surtout comme je peux.
Les injonctions à parler cet enfer. Tant de crises à cause de ça. À rentrer de soirée à pied, en hurlant dans la rue, à m’engueuler avec les voix qui me déchiraient la gueule. Tant d’efforts pour socialiser et parler les langues de feu. Le goudron dans la bouche et les poumons un peu plus à chaque interaction. Et les voix qui hurlent à m’en arracher la peau “Et au final, t’es toute seule comme une conne et y a PERSONNE. Y a jamais personne. Ça fait quoi d’amasser les histoires de tout le monde et tout le monde te laisse t’étouffer avec la tienne ?” “Toute façon tu l’as dit, tu l’as redit. Parler ? Mais personne écoute” “et encore moins entende vraiment” “PUTAIN MAIS QUELLE LANGUE ON PARLE BORDEL ???”
Combien de fois je me suis auto-disséqué l’art de la conversation pour comprendre pourquoi o grand pourquoi, alors que j’avais un vocabulaire si précis et une grammaire parfaite, personne ne semblait jamais comprendre ce que je m’étais autant d’énergie et de soin à essayer de dire. Vraiment cette question lancinante : peut-être je délire complètement et je parle pas la bonne langue et je me suis même pas foutu de m’en rendre compte. Alors à la fin.. pour quoi faire ? De toute façon, la folie impose la loi du silence.
Il y a une langue morte dans ma tête. Une langue dont on a perdu les mots et le code. Une langue morte dont les règles continue de s’imposer à moi avec une efficacité et une rigueur que l’Académie ne pourra jamais rien faire d’autre que m’envier. Tout dérogation à la règle vaudra dissolution immédiate au coeur du néant. Il n’y a pas de secret mieux gardé que celui qu’on ne peut formuler. Devant la contrainte à parler, à communiquer, quand les langues de feu se font insistantes et attaquent, je vois les piliers de la langue s’écrouler. Grammaires et dictionnaires volent en cendres loin de la conscience fracturée. Ne reste que la langue morte, dernier recours inviolable.
J’ai mal
On n’entre pas
They speak Fire languages wann du Aschenwörter bist.
Loneliness Emptiness Madness
Comment on communique avec un délirant ? Et si moi je veux pas communiquer ? Que je veux plus ? Que je peux plus ? Des jours où les mots ne sont que tessons de verre qui me déchirent la bouche et me lacèrent la langue. Des jours où les mains ne trouvent plus la force d’assembler les lettres. Les langues de feu brûlent tout sur leur passage, et il faudrait communiquer…
Le français n’est pas ma langue première. Ma langue première, c’est la folie. Le français, c’est juste ma langue de naissance. L’anglais ma langue de confort. L’allemand ma langue d’urgence. La langue morte pour l’amnésie. Je suis une alternance codique soigneusement cartographiée, parfaitement foireuse. Et que dire de toutes ces nuits, de ces jours entiers, à poncer gratter de l’ongle d’autres langues, avec l’espoir furieux de trouver LA langue qui permettrait enfin de dire, et l’angoisse désespérée qu’une telle langue soit déjà morte depuis longtemps, ou pas encore née, ou pire, qu’elle ne soit qu’une chimère.
“Tu peux pas être schizo, tu parles trop bien.”
Encore heureux. J’ai pas passé toutes ces nuits, usés mes doigts sur les mots encore et encore, mes yeux sur les pages encore et toujours, pour pas être foutu de cacher ma propre folie au grand jour. Et pourtant… les pronoms personnels grignotés par la folie jour après jour, les métaphores plus collantes que la toile d’araignée que tu crois avoir traversé, le passé et le futur indifférencié parce que tout est loin finalement et toute façon ça n’a pas de sens. Ma langue première c’est la folie. On y est pour rien si vous n’avez jamais appris à parler la Folie.
La linguistique nous a sauvé quand même. Première dans ce monde a apporté la réponse à “pourquoi personne comprend quand on parle, alors qu’on a l’expression si parfaite ?”. Enfin des indices, et des stratégies pour parler aux non-délirants. C’est fatigant. Toujours l’effort de traduction constant. Effort unilatéral dans la plupart des cas. Même si on me pardonne de parler comme un livre maintenant que je suis en thèse, parce que maintenant, y a une raison socialement acceptable à ma bizarrerie langagière. Ma folie, j’en ai fait une thèse. Qui a pu croire que moi j’allais pouvoir parler plurilinguisme sans y mettre tous les morceaux de viscère que j’ai dû recoudre au fil du temps ?Si je suis fol, vous êtes bien naïfves… Ceci dit, on vous en voudra pas trop sur ce coup-là, même nous on a tenté de se faire croire que c’était un sujet comme un autre pendant un temps. Que c’était une simple curiosité. Pas un besoin maladif, pas une urgence délirante. Il n’y a pas de secret mieux gardé que celui qu’on ne peut formuler. Dans les grammaires de la langue morte, tout ce qu’il nous reste, c’est la loi du silence. Pas sûr qu’une thèse suffise à recoller les morceaux.
Hidden in plain view, die Aschenwörter sterben noch nie.
Tant de temps à apprendre les langues de feu parce que personne ne voulait apprendre la langue de la folie, que pendant un temps, j’ai presque cru qu’on parlait la même langue. Je me suis persuadé. Parce que l’inversé était trop douloureux. Et puis un jour, j’ai eu la chance de rencontrer d’autres fols. D’autres locuteurices de la folie… J’aurais jamais pensé que parler, communiquer, dire les choses, puisse être si… FACILE. J’avais tellement pris l’habitude de trouver normal ma bouche qui fond et mes mâchoires qui se déforment… Enfin des gens pour parler ma langue. Enfin des gens qui ne jugeaient mes mots, mes recours à la musique, au gif, aux émoticônes. Enfin des gens avec qui il n’y avait pas à traduire. Et quand pas le même vocabulaire, naviguer d’une métaphore à l’autre jusqu’à réussir à se rejoindre. La lumière enfin : alors communiquer, ça pouvait aussi être ça ? Ça pouvait vraiment se faire sans brûler de partout ?
Dandelion, pyromane linguistique, interprète du chaos.
Vous voulez communiquer avec un·e délirant ? Apprenez la langue de la folie. point. Alors je sais, sans doute qu’on attendrait de moi des trucs comme “restez calme” “acceptez que vous ne pouvez rien faire” “demandez-vous pourquoi vous voulez savoir” “communiquer quoi”… mais je l’ai déjà dit (point made). Sans doute qu’il faudrait le redire. Et peut-être que je prendrai le temps plus tard. C’était pas l’urgence. J’en ai marre qu’on se demande comment communiquer avec les délirants, quand communiquer avec les non-délirants est si dur. Et pour cause : iels ne font aucun effort. Parce que c’est nous les fols qui déconnons. Nous qui parlons mal. Qui communiquons mal. À côté. Toujours trop jamais assez. Nous qu’on force à abandonner notre langue première pour parler les langues de feu. Rentrez bien gentiment la pensée dans l’ordre sujet verbe complément. Pas trop métaphorique mais pas trop premier degré non plus. Avec les références socialement acceptables et socialement acceptées. Les bonnes émotions, là aussi socialement acceptables, au bon endroit, au bon moment, exprimées sous l’égide de la normalité.
Là oui, là vous voulez bien communiquer avec les délirant·es.
Vous voulez les jolis mots dans ma thèse. Pas moi qui boucle et déblatère métaphore. Vous voulez ma parole quand j’ai pu l’entraîner dresser à bien obéir, et ma voix qui suit les pointillés. Pas les gémissements de crises dont seul un “j’ai mal” parvient à s’échapper, ni les voix qui se succèdent et se battent dans ma bouche jusqu’à la panique.
Souvent, vous ne voulez pas communiquer avec les délirants. Vous voulez que les délirants communiquent comme vous. Mais ça n’existera pas. Même moi qui ai bien tout appris, qui passe pour raisonné et raisonnable, qui parle trois langues, aligne les diplômes universitaires, je ne communiquerai jamais comme vous. Je ne peux pas. J’ai essayé.
“Les langues de feu finissent toujours par tout dévorer. Toi la première.”
La folie, c’est une langue à part entière. Et il faut l’apprendre. Sans jugement, sans prétendre savoir mieux. Il faut comprendre l’importance des hallucinations, des délires. Comprendre l’histoire qui est ici racontée. Ne pas chercher à soigner, à nous apprendre une autre langue que celle qui nous a vu grandir et détruire.
“Jamais ne dis ta douleur en la langue de l’ennemi.*”
Si on revient à la base, un mot, c’est jamais qu’un signe pour remplacer quelque chose qui n’est pas là. Si tu veux parler d’un arbre, tu dis ou écris “arbre”. Pas besoin de sortir un saule pleureur de ton sac. (d’autant que si tu veux le terme générique “arbre”, tu vas galérer à en sortir un de ton sac… tous les arbres matériels sont plus que des arbres génériques…) La folie, c’est la langue qui se développe quand tu n’es plus capable de savoir que tu veux parler d’un arbre. Parce que c’est trop dur, trop loin, trop lourd. La folie c’est le signe du désespoir de cause. La solution à la langue morte. La folie sortira bel et bien un arbre de ton sac parce que tu n’es plus capable de penser sans la matérialité du réel.
Si nous devons apprendre les langues de feu, vous devez apprendre la langue de la folie.
Demandez vous toujours : pourquoi communiquer ? Qu’est-ce que vous en espérez ? Si c’est pour refuser notre parole, jeter nos moyens d’expressions, nous raboter la pensée et l’émotionnel jusqu’à ce qu’enfin nous ne débordions plus des cases, alors ça ne sert à rien.
Demandez-vous si c’est nous qui ne savons pas communiquer, ou si c’est vous qui n’entendez pas là où nous signifions à corps et à cri. Si vous avez l’impression que la communication échoue, pourquoi ? Parce que ce n’est pas à vous qu’on parle ? Parce qu’on ne vous dit pas le désespoir ?
Ce que je constate, c’est qu’aussi délirant que je sois, les gens qui ont vraiment voulu communiquer avec moi ont toujours trouvé un moyen. En ont cherché avec moi quand c’était nécessaire. On ne communique pas avec quelqu’un si on ne se met pas au même niveau.
Quand enfin vous vous demandrez comment on fait pour communiquer avec les non-délirants, peut-être que je me forcerai à faire une réponse plus guidante à cette question. En attendant, il n’y a que mon amertume, mon angoisse, mon désespoir et ma rancoeur à vous communiquer.
“Ils parlent les langues de feu, encore et encore. Toi, tu ne dis plus rien depuis longtemps. Je est mort sous tes doigts la nuit dernière. Il n’y a plus rien à dire quand les morts se refusent à mourir même aux plus grands incendies.”
“Et quoi que je fasse / Quoi que j’entreprenne / Je ne récolte que des peines / Et nulle part c’est chez moi / Jamais pertinent /Jamais dans les temps / Je rate à travers toi / Nulle part c’est chez moi /Hier me blesse encore / Demain je ferai le mort / La nuit ne m’aura pas / Jamais porté conseil” [Guerilla Poubelle, Nulle part c’est chez moi]
*Patrick Kermann, Leçons de ténèbres