Quand les blocus délitent le temps…
et que mon cerveau n’y survit pas.
On va parler de blocus d’université (au sens français, à savoir quand des étudiant·es décident de bloquer une fac comme un moyen d’action pour exprimer leur colère). Je ne vais pas parler du bien fondé de ce moyen d’action, mais je voulais m’interroger, en votre compagnie, sur pourquoi les blocus m’étaient aussi insupportable. Là où mes collègues sont stressés, anxieux, je suis en souffrance dès l’annonce même d’un blocus. Au point qu’il est littéralement inenvisageable pour moi de me rendre à la moindre AG. (Et ce sera un article mal écrit parce que j’ai du mal à joindre deux idées ensemble, et on mettra des photos de Crona pour le quota mignon, na.)
Mais pourquoi bordel ? Pourquoi est-ce que l’annonce d’un blocus m’empêche à ce point de fonctionner en tant qu’être humain, et pas seulement en tant que prof ? J’ai fini par trouver quelques éléments de réponse…
Un blocus, c’est beaucoup d’incertitudes. (no shit Sherlock) En cas de blocus, tout le monde se retrouve à fonctionner au jour le jour, voire, demi-journée par demi-journée. Les blocus sont généralement votés et organisés pour deux ou trois jours. Plus rarement, pour une semaine entière. Là où le calendrier universitaire est prévu des MOIS à l’avance, au mieux, on peut penser sur deux jours. À l’échelle d’une université, deux jours, c’est ridicule. C’est le temps de rien. En plus de ça, il faut s’interroger sur l’effectivité du blocus : y aura-t-il ou non présence de groupes défendant des barricades ? La présidence décidera-t-elle la fermeture des locaux (blocus “administratif”) pour limiter la casse ? Tous les campus constituant l’université seront-ils concernés ? La présidence décidera-t-elle d’une intervention policière ? Les personnels administratifs auront-ils accès à leur bureau (permettant au moins un fonctionnement minimal) ? Les exams peuvent-ils être changés en devoir maison ou bien doivent-ils être annulés ? Les réponses à ces questions peuvent changer d’un jour à l’autre en fonction de la tournure des événements. Si bien qu’on arrive à des situations d’une absurdité incroyable où personne ne connaît les règles du jeu, mais où pourtant elles changent tous les jours.
Ce qui amènent à des contradictions. Tout les services et niveaux de hiérarchie n’ayant pas la même vue de la situation, ils n’enverront pas les mêmes consignes, les mêmes indications. L’AG votera l’annulation des examens, la présidence décidera donc le suspens jusqu’à nouvel ordre (pariant sur une accalmie), certains département suspendront tout, d’autres reporteront, certains responsables exigeront le maintien coûte que coûte tandis qu’un autre dira qu’il faut annuler jusqu’à nouvel ordre. L’enfer. Et derrière, il y a les étudiant·es qui attendent qu’on leur réponde.
Bref, une pagaille monstrueuse pour tout le monde. Pourtant, au printemps dernier, il a bien fallu que j’admette que ça me bouffait bien plus que la moyenne.
Les consignes contradictoires me rendent dingues. Elles m’empêchent de prendre une décision, de trancher, de réfléchir correctement. L’incertitude ambiante fait que mon cerveau plante régulièrement, comme s’il ratait une marche “oui, mais pour décider, il me faudrait tel élément, et je l’ai pas. Et toute façon, même si je décidais, demain tout s’écroulera. Alors je peux rien faire.” En période de blocus, je fais de la dysfonction exécutive à longueur de journée. Je perds des matinées entières, à fixer l’écran de l’ordinateur “il faut que tu décides, il faut que tu bouges, il faut que tu répondes… mais je peux pas” et le temps file et mon cerveau blanchit. Zone out. Dissociation. Je ne suis plus là. Et au bout d’un moment, je réalise qu’une heure est déjà passée. Et là nouveau mail avec de nouvelles infos encore, et on recommence. Aujourd’hui, à 11h30, je n’avais toujours pas scanné les documents que je devais scanner pour un contrat. J’étais installé à l’ordi depuis 9h.
S’ajoute le stress. Quand j’étais étudiant, au pire, si je jaugeais mal la situation, ça n’impliquait que moi. Là, je suis responsable de deux groupes. Si je ne leur donne pas les bonnes indications, ça peut avoir des conséquences. Et c’est con, et j’en fais sans doute trop, mais du coup cette contrainte grossit encore plus mon inquiétude générale.
Et puis il y a la menace de la violence. Au printemps, la présidence a fait venir les CRS, même chose en octobre. Je ne me suis toujours pas complètement remis du fait qu’on avait littéralement invité la violence dans les murs de nos universités. Et il va vraiment falloir que j’accepte mon hypersensibilité à la violence… (et pour ça j’aimerais bien comprendre bordel ><)
Sans même aller jusque là, les blocus ont tendance à cristalliser les tensions entre les bloqueurs et les anti-bloqueurs. Plus le blocus dure, plus les tensions augmentent, moins le débat prend de place (ce qui est drôlement ironique dans une université). Et le peu de débat se déplace, il ne s’agit plus de savoir si c’est un bon mode d’action pour une cause ou une autre, mais simplement de savoir qui a raison entre celleux qui s’investissent dans une cause, et celleux qui pensent en priorité à leurs études (alors qu’en vrai les deux côtés ont raison, mais comme le débat n’est plus sur la pertinence du mode d’action, on se retrouve à vouloir définir des gentils et des méchants).
Finalement, tout ça se rassemble pour donner le plus dur à vivre pour moi : le temps se délite complètement. Un semestre, ça a des dates de début et de fin, une semaine balisée pour les rattrapages, une semaine pour les révisions, une semaine ou deux pour les examens. Tout ça, c’est important pour moi. J’ai une énorme difficulté à me repérer dans le temps… des années d’insomnie ont complètement explosé ma capacité à comprendre le temps, et la psychose en a remis une couche pour d’autres raisons. Avoir des dates fixes et connues comme ça me rassurent. Même si j’arrive pas pour autant à prévoir tout mon semestre, je peux au moins en comprendre la structure et penser une organisation en fonction. Sauf qu’en période de blocus, plus rien de tout cela ne peut être assuré, plus rien de tout ça ne fait sens. Lors du dernier blocus, ma mère m’a demandé à la mi-mai quand se terminait mon semestre, j’ai répondu en riant/pleurant “il y a un mois”. Mais à la mi-mai, je n’avais toujours pas pu récupérer les dossiers de fin de semestre, alors qu’en théorie, j’aurais déjà dû les corriger depuis longtemps. Mon semestre ne s’est pas terminé avant quasiment la mi-juin. Même chose ce mois-ci. Mon exam devait être lundi, j’aurais dû tranquillement les corriger cette semaine, puis faire ma séance bilan lundi prochain avec mes groupes, ET BASTA, fini le semestre 1. Maintenant ? Maintenant je sais pas. Pour mon cerveau, on s’approche de la définition de l’enfer. Comme tout bon schizophrène qui se respecte, j’ai du mal avec le concept de limites : limites de mon corps, de mon esprit, et dans mon cas, du temps. Me retrouver dans une situation où le temps s’étirait encore et encore et encore et encore, où j’étais libre sans lettre, où j’avais fini sans avoir commencé, sans savoir que j’avais fini puisque les règles changeaient constamment… c’était littéralement insupportable. Dysfonction exécutive à nouveau. J’ai perdu des journées entières à dissocier, incapable de comprendre comment devaient s’organiser mes journées et mes semaines.
Pour mon cerveau, à l’annonce d’un blocus, c’est tout ça qui se joue pour moi : l’incapacité à comprendre les règles du jeu (dont j’ai besoin pour agir) et à comprendre le temps (ce qui fragilise ma réalité), en plus des angoisses de mes collègues sur notre capacité à assurer une pédagogie convenable à nos étudiant·es.
À ceci s’ajoute une dernière, que je redoute de creuser.
Il faut savoir que je dois pas être loin de mon dixième blocus (j’ai perdu les comptes). Première année de fac en LEA à la Roche sur Yon => blocus administratif pour suivre la fac de Nantes dont on dépendait. J’avais déjà décidé de me réorienter, et je vivais encore chez mes parents. Donc je m’en foutais un peu et ça n’a pas eu trop d’impact direct. D’autant que ça a dû durer deux semaines. L’année suivante, première année de LLC à Nantes, la fameuse année charnière de ma vie... Là, le blocus a duré deux mois. Or, j’avais déjà bien amorcé une dépression, et je tombais peu à peu dans la folie, délirant de plus en plus. L’annonce du blocus et son report constant a brisé les derniers liens sociaux qu’il me restait. À partir de là, j’ai sombré. Plus rien pour me retenir. Plus de monde extérieur dans lequel revenir. Décompensation. Je faisais jusqu’à trois crises par jour et m’autodétruisais de toutes les façons possibles. On ne va pas rentrer dans le détail car je rechigne toujours autant à parler de ce que je me suis fait subir cette année là sur la toile. On dira simplement que selon les statistiques, je ne devrais pas être en mesure d’écrire ces lignes.
J’en suis venu à me demander s’il n’y avait un lien entre la violence de ce que j’ai vécu pendant cette première véritable expérience de blocus et mon angoisse actuelle à l’annonce d’un blocus s’annonçant long. Comme si une partie de mon cerveau savait qu’une telle annonce pouvait permettre à l’enfer de se déchaîner. Je n’aime pas cette hypothèse. Parce que s’il me faut digérer Nantes et ses monstres pour être capable de gérer ce type de situation, je ne sais pas si j’en serai jamais capable. Aujourd’hui encore, passer deux heures seul à Nantes m’est douloureux. Comme si les monstres de l’époque m’y attendaient sagement.
Bref, tout ça pour dire qu’en tant que prof NA, je me sens vraiment dépassé par ces événements. L’impression de ne rien maîtriser, tout en donnant l’impression inverse : je suis tellement habitué à gérer le chaos, que tant bien que mal, mon cerveau trouve la sortie. En envisageant le pire, j‘essaie de calculer les différents scénarios possibles et les parades correspondantes. Mais c’est fatigant, car j’ai toujours l’angoisse au ventre de rater quelque chose. Je suis absolument incapable d’être sûr des décisions que je prends, et elles sont toutes teintées d’une angoisse viscérale. J’ai l’air de gérer, mais chaque mail est écrit au bord des larmes alors que des heures de ma vie sont englouties dans un néant anxieux où m’attend le pire. Difficile d’en parler aux collègues, l’impression de déranger, puisque c’est dur pour tout le monde ! C’est un fait. Alors putain, qu’est-ce que j’emmerde le monde à dire que je dysfonctionne alors que dans les faits, j’arrive à faire mon job ? Sauf que combien de cuillères ça coûte putain… Combien d’énergie dépensée à ne pas regarder par dessus son épaule “au cas où” ? Combien de scénarios catastrophes envisagés pour trouver la solution, en nourrissant la paranoïa au passage, paranoïa qui permet justement de trouver la réponse mais qui rend aussi tout le reste compliqué ?
And so on.
Je n’ai pas la solution. Je suis vraiment fatigué. Et j’espère juste vraiment que les CRS ne vont pas débarquer (pitié).
Un très gros merci à mes ami·es qui m’aident à réfléchir quand mon cerveau se coince dans des impasses, et ne se moquent pas de moi d’avoir peur de façon disproportionnée comme ça. Et puis merci aussi aux camarades doctorant·es/EC de Twitter de me tenir compagnie dans la galère. On se sent moins seul !
Et comme j’ai besoin de léger, je te partage cette vidéo qui fait ma joie en ce moment. Regarde le percussionniste, est-ce que cette personne n’a pas l’air d’être la plus heureuse du monde ? Genre il a l’air trop content d’être “youhou ! je fais de la musique avec mes potes, c’est troooop bien !!”. Il a l’air tellement heureux ça me met en joie…