Attention, une folie peut en cacher une autre.
On n’a toujours su qu’on était pas en un seul morceau. À 15 ans, une amie nous a demandé pourquoi on allait mal. On a répondu “quelque chose s’est cassé dans ma tête, mais c’était genre quelque chose qu’on avait déjà réparé, avec du scotch, comme on a pu… et ça a cassé à nouveau…”.
Les années passent et la réparation tient de moins en moins bien. Comme du verre fissuré. Plus le temps passe, plus les fissures grandissent, plus les coins s’ébrèchent. Le bruit de verre qui se craquèle toujours en fond sonore.
Dans les dessins animés, on parle de sac d’os, quand le corps bouge, les os se cognent et font du bruit. Nous, on est un sac de bris de verre. Au moindre mouvement, les bris de verre se cognent et nous blessent les chairs un peu plus.
Morcellement continuel. Et à chaque morceau, l’hémorragie se propage.
On ne s’est pas reconnu dans les témoignages des personnes TDI. Pourtant on savait qu’on était pas un. Mais ça ne correspondait pas. On est pas un on est pas plusieurs. Tas de fragments mal assimilés mal différenciés. Et pendant longtemps, y réfléchir était impossible. Parce qu’aussitôt les conflits. Des flots d’angoisse. La certitude que reconnaître l’existence des autres mettait en danger sa propre existence. Comme si la cohabitation était par essence impossible. Conflit.
“Tout le monde la préfère à moi”
Tant de larmes sur cette phrase. Pourtant “la” et “moi” ont toujours été si mal définis. Il y a la morte qui ne meurt pas. Le pilote automatique. La Chose. Des tas de fragments et de morceaux cassés. Les voix. Et Je. Enfin… normalement…
’cause I’m not big enough to house this crowd…
Depuis mars, il n’y a plus de je. Allez savoir pourquoi. On les bricolait, on les ajustait, on les rafistolait (avec du scotch, donc). Mais maintenant… plus de je, ça ne marche plus, on n’y arrive plus. À vif jusqu’au bout de l’hémorragie. Et plus rien pour se protéger, plus d’armure.
Dans Yu-Gi-Oh, Yugi est un lycéen qui réussit à reconstituer le puzzle du Millénium, un genre de puzzle 3D représentant un pyramide, et vieux de quelques milliers d’années. Surprise, le puzzle contient l’esprit d’un ancien pharaon, tout aussi vieux que le puzzle, mais amnésique. Il ne se souvient de rien de son passé, ni même de qui il est, ni de son nom. Lorsque Yugi doit jouer un duel, l’esprit du puzzle prend sa place. Ses traits sont très similaires à ceux de Yugi, mais il est plus grand, son regard est plus dur (changement de design des yeux), sa voix est plus grave et son allure est plus assurée. Pourtant, pendant tout le début de l’histoire, personne ne semble faire la différence. Ses amis trouvent qu’il a plus d’assurance lors des duels. L’esprit se prend pour Yugi. Et Yugi lui-même n’est pas sûr de ce qui se passe. “C’est comme si une présence plus sage me guidait.” Il faudra que l’esprit du puzzle aille jusqu’à prendre le risque de tuer quelqu’un lors d’un duel pour que la fracture entre les deux soient plus évidentes. C’est uniquement à partir de là qu’il est admis par tout le monde qu’il y a “deux Yugi”, que l’autre esprit est lié au puzzle. Uniquement à partir de là que l’on va pouvoir essayer de comprendre qui est cet autre et pourquoi son esprit est ainsi piégé…
La multiplication des esprits, c’est courant dans la série quand on s’approche des objets du millénium… Bakura, un ami de Yugi, possède aussi un objet du millénium, un anneau habité par un esprit maléfique. Quand cet esprit prend le contrôle de Bakura, celui-ci blackout. Contrairement à Yugi, il ne se souvient de rien lorsqu’il revient, et ne peut ni communiquer ni empêcher l’esprit malveillant de faire quoi que ce soit (en tout cas pas où j’en suis rendu… je sais pas si passé les trois premiers arcs les choses bougent pour lui). Physiquement, la différence est moins marquée que pour Yugi, mais les agissements de l’esprit sont tellement aux antipodes du comportement habituel de Bakura que les autres se rendent rapidement compte qu’il y a un problème (le fait que leur première interaction avec cet esprit se passe dans le royaume des ombres et qu’il essaie de les y tuer joue sans doute beaucoup, il faut avouer…)
Troisième cas, Marek Ishtar, détenteur de la baguette du millénium. Marek entre en jeu dans la série comme le nouveau méchant (❤) cherchant à s’emparer du puzzle et des cartes de dieux égyptiens. Jusqu’au moment où il montre des signes de faiblesse, alors l’esprit maléfique en lui prend le contrôle, le rejetant tout au fond de sa propre tête, l’empêchant d’agir car jugé trop faible. Yami Marek, contrairement aux deux autres, n’est pas un élément extérieur. Il est né des ténèbres dans la tête de Marek et de la souffrance qu’il a subi dans sa famille. Je n’ai pas encore eu l’occasion de voir comment il s’en sort… La différence physique est très marquée, tous les gestes de Yami Malik sont exagérés, la voix est plus grave, le rire plus démentiel. Comme un fantasme de ce qu’on serait si on arrêtait d’avoir l’air bien sous tout rapport
Bref, à 12 ans, tout ça me parlait déjà énormément. Et on en va pas se mentir, mon envie de reprendre la série de zéro pour aller enfin au bout est sans doute lié à tout ça : ok, je suis pas tout seul dans ma tête. Ça, ça a toujours été plus ou moins acquis. Mais alors, dans quel cas de figure est-on ? Quelle relation a-t-on ?
Certes, seul Marek serait vraiment dans le cas de la multiplicité, médicalement parlant, mais quand même… peut-être qu’il y a des pistes de réflexion… toute façon, c’est pas comme si on avait mieux…
Quand on a lu tous les témoignages des camarades TDI, on ne s’y reconnaissait pas, mais on sentait la défiance, le rejet, la sensation de danger immédiat si on se mettait à creuser par là. On était arrivé à la conclusion que si on était un système, on était un système qui ne pouvait fonctionner qu’en s’ignorant les uns les autres. Et après tout jusque là ça marchait non ? Non… enfin à peu près. Tant bien que mal. Parce qu’il fallait survivre coûte que coûte. C’était foireux, et ça pleurait dans les murs à tout va, mais on survivait, et ça marchait. Alors on est pas allé creuser. On a respecté la sensation de danger, l’avertissement lancinant qui fait trembler dans le fond des tripes.
Jusqu’en mars.
Dans Doctor Who, il y a les Wheeping Angels, les Anges Pleureurs. Mes méchants préférés… Il s’agit de statut d’anges. Quand on les regarde, ils ne s’immobilisent. Mais dès qu’on les quitte des yeux, ils se rapprochent de vous. Le docteur explique que c’est sans doute la meilleure défense possible : dès qu’on les regarde, ils deviennent des êtres de pierre, et on ne peut pas tuer la pierre. Mais tout se paye, et même le meilleur système de défense a ses conséquences. Les anges se cachent toujours les yeux, car s’ils se regardent les uns les autres, alors ils seront immobilisés à jamais. Les anges pleureurs font ainsi partie des créatures les plus seules de l’univers.
Dans le premier épisode où on les voit, le docteur réussit à les piéger pour s’échapper, de telle sorte que les quatre anges à sa poursuite se retrouvent à se regardent les uns les autres. Les anges sont ainsi piégés, immobilisés jusqu’à la fin des temps, à se fixer les uns les autres.
J’ai l’impression que c’est ça qui nous est arrivé en mars. Quand on a décompensé, quelque chose s’est cassé… à nouveau. Et on s’est retrouvé à se fixer les uns les autres. Depuis, on est paralysé. Parce qu’on ne peut plus faire comme si les autres morceaux n’existaient pas. Et tout ce qu’on avait construit ensemble, tant bien que mal, envers et contre nous, ne peut plus fonctionner. Le système est grippé.
Système fragmenté et fragmentaire. Un je qu’on arrive plus à construire. Des bouts de conscience flottant. Des entités avec des rôles précis mais insupportable. Une communication rendue quasi impossible par la sensation qu’accepter la présence des autres c’est disparaître. Des conflits qui déchirent le corps et l’esprit. Des voix qui modifient la balance selon des règles qu’elles seules connaissent. Des flashs. Une mémoire toujours aussi inaccessible, sauf aux voix, qui refusent toujours de parler. Un corps qui ne nous appartient pas.
Whatever we say, we’re broken glass.
Attention, une folie peut en cacher une autre.
On a 31 ans, on avait appris à vivre avec la folie. À peu près. Et maintenant, il faut tout recommencer. Parce qu’on ne peut plus faire semblant de ne pas voir les morceaux qui nous constituent. Parce qu’on le savait depuis longtemps. Parce que les réparations au scotch ne sont pas faites pour durer, et que le temporaire ne peut pas durer éternellement.
Dandelion, 31 ans, fait de verre brisé, n’a jamais autant risqué de se perdre au vent que maintenant…