Aujourd’hui, parlons d’un sujet un brin compliqué : l’équilibre entre la parole des fols et celle de leur proche. Et diantre, y en a des choses à dire (au point qu’on pourrait faire un article entier pour chaque partie minimum)…
C’est un sujet compliqué pour plein de raisons, qui parfois sont justement la cause du problème. (oui bonjour, vous avez commandé un serpent qui se mord la queue ?) Dernièrement, on a pu voir passer pas mal de problèmes rapport à ça : des films sur la schizophrénie de papa d’un côté, la bipolarité de la conjointe, les tiktoks de la sœur d’un autiste non oralisant, etc etc. C’est régulier. Ces productions sont réalisées avec plus ou moins de talent, plus ou moins de bienveillance, et donc aussi avec plus ou moins… de violence. On se pose aussi très fréquemment la question suivante : les personnes concernées par ses productions expressément basées sur elles et leur vécu ont-elles donné leur autorisation ? Est-ce qu’on leur a même demandé ? Autres questions parallèles : pour qui sont-elles faites ? Parce que souvent, les personnes concernées ne s’y retrouvent tout simplement pas. Alors à partir de là, l’œuvre a-t-elle fait son travail ? D’ailleurs, qu’en est-il du côté des proches qui produisent ces contenus ? Quels sont leurs buts ? leurs besoins ? leurs prétentions ? Qu’est-ce qu’iels cherchent à représenter ?
Et au dessus de tout ça : au final, qui est-ce qu’on écoute vraiment ? les fols ou leurs proches ? et dans quelle mesure ? ou personne ?
Bref, on va parler de besoins contradictoires (encore !)(un jour je ferai un article rien que sur ça promis @_@ ), de psychophobie, d’inspiration porn, de dépossession / appropriation, de répartition de la parole dans l’espace public. Y a des chances que ça soit un peu long, parce que c’est un sujet compliqué et que c’est important de tout dérouler point par point pour comprendre les différents mécanismes qui sont en jeu, et ne pas créer d’antagonisme inutile.
C’est parti ?
C’est parti.
Les besoins des proches
Une fois n’est pas coutume, exceptionnellement, je vais commencer par les non-concerné·es, ou en tout cas, par celleux qui sont concerné·es par la maladie mentale par ricochet : les proches.
Mettons les choses au clair tout de suite, parce que j’en ai un peu assez qu’on me fasse dire ce que j’ai pas dit : est-ce que les proches souffrent de la situation ? oui. Est-ce qu’iels ont besoin d’espace dédié pour en discuter et trouver les solutions appropriées ? oui, bien sûr.
Bien sûr que c’est pas facile de voir quelqu’un qu’on aime souffrir au point de vouloir mourir, de se faire du mal, de consommer des substances. Bien sûr que c’est pas facile de pas réussir à communiquer avec ses proches délirants. Bien sûr que ça fait mal quand la paranoïa à décréter que malgré tout l’amour qu’il y a entre vous, les proches restent un danger. Bien sûr que ça peut être fatigant de rassurer cent fois par jour sur la même petite chose. Bien sûr que l’incompréhension, l’impuissance, c’est pas facile à gérer.
C’est d’autant plus compliqué qu’on vit dans un monde qui mise tout sur l’individu. J’avais parlé de toutes les difficultés que ça posait dans ce thread notamment. Dans nos sociétés, les individus sont considérés comme les seuls responsables de leur santé physique et mentale. De fait, nous avons détricoté tous les réseaux de solidarité. Ça se voit jusque dans l’architecture de nos villes où tout ce qui ne correspond pas à la norme est jeté en périphérie : maison de retraite, HP, ESAT, IME, etc. On trouve rarement ces institutions dans les centres faciles d’accès. Résultat, c’est aussi aux proches d’assumer les difficultés engendrés : les besoins de transport (c’est loin), les aménagements nécessaires, le soutien moral, financier, compenser l’inaccessibilité des lieux, des soins, des activités, etc. Pour les parents, c’est à elleux de devoir se battre contre des institutions complexes, tout en se formant sur le tas à la situation de leur enfant, tout en travaillant, tout en s’occupant éventuellement des autres enfants, tout en portant la responsabilité de “et si je fais mal ? si je rate une information ? si j’empire la situation par ignorance ?”. Pour les conjoint·es qui se retrouve à être premier aidant·e, c’est être confronté au regard des autres, aux questions intrusives, aux interrogations de type “est-ce que je l’infantilise ? où je place la ligne ?” etc etc. Les situations sont multiples. Bref, ça peut vite, très vite, devenir énorme comme charge. D’autant que ça se cumule vite… sexisme, racisme, pauvreté, LGBTIphobies, etc. Et on pourrait encore parler des enfants de personnes fols qui se retrouvent parfois à gérer des situations complexes bien trop tôt pour leur âge (on va pas tellement en parler dans cet article, les enfants étant une population encore à part, c’est pas tellement mon sujet aujourd’hui. Mais il me semblait important de signaler que dans un monde qui de base n’écoute pas les enfants, ça posait encore d’autres problèmes assez conséquents). Bref, ce qu’il faut retenir, c’est que les proches ne sont pas un groupe homogène non plus et que leurs difficultés et souffrances varient en fonction de beaucoup de paramètres.
Donc oui, être proches d’une personne folle / malade mentale, c’est parfois douloureux à vivre. Oui, les proches ont un besoin évident de soutien et d’espaces dédiés aux questions et problèmes qui sont les leurs. Le débat ne porte pas sur ces deux faits. Ils sont évidents et non négociables. Quand on dit “les proches prennent la place des fols dans le débat”, on n’est pas en train de dire “les proches vont bien”. Non, ce sont deux choses complètement différentes. Et elles le sont d’autant plus que quand on est fol, figurez-vous qu’on a plein de proches fols en fait… Beaucoup d’entre nous faisons donc l’aller retour régulier entre ces deux positions. D’où le fait que j’insiste sur ce fait : elles ne sont pas antagonistes. (et un jour on fera un article là dessus oui…) C’est pas ça le problème.
Le problème, on a déjà commencé à l’évoquer : dans la société dans laquelle nous vivons, c’est un problème individuel, que la société n’a donc pas à gérer, ou très peu. C’est ce qui participe à créer chez les proches un isolement face aux problèmes qu’iels ont à gérer (qui relèvent donc soit de leur propre santé émotionnelle, soit de l’épuisement causé par la gestion des problèmes de leur proche), et qui dit isolement dit besoin de reconnaissance, de soi, de sa douleur, de ses efforts. Besoin d’être entendu·e. C’est normal, c’est humain, et c’est effectivement un besoin. Ce besoin, il est le même pour les fols et pour leurs proches.
Et c’est là que le bas blesse : parce que le temps d’espace disponible pour entendre tout ce beau monde, il est restreint. Il va donc falloir faire des choix…
Even if I say
It’ll be alright
Still I hear you say
You want to end your life
Now and again, we try
To just stay alive
Maybe we’ll turn it all around
’Cause it’s not too late
It’s never too late
Quand la folie n’est plus une histoire folle.
La racine du mal est partagée : les individus doivent supporter beaucoup plus qu’iels ne le peuvent vraiment. Les conséquences varient bien sûr, parce que bien trop de paramètres. Et comme on est pas là pour distribuer les bons points ou savoir qui souffre le plus (alors qu’on sait que c’est le chat qui miaule désespérément parce qu’on voit le fond de la gamelle dans le coin supérieur droit), c’est pas de ça qu’on parle non plus (d’autant qu’on a déjà dit que tout ce beau monde était malheureux). Là où les choses divisent vraiment et qu’on arrive pas à faire entendre, c’est que les souffrances des fols et de leurs proches ne sont pas mises au même niveau.
Encore une fois, je cherche pas à savoir qui souffre le plus. Ce serait une erreur tactique, et surtout, les situations sont bien trop multiples et diverses pour s’amuser à dresser des absolus. Le monde est bien plus complexe. Non, moi ce qui m’intéresse, c’est : qui on écoute ? et à quelle parole on donne de la valeur ? et là pour le coup, on se rend compte qu’on peut bien plus facilement dresser une ligne qui divisent clairement les fols et leurs proches.
On a déjà pu en parler ici, il y a un double traitement évident quand il s’agit de parler de la folie : quand c’est les fols qui en parlent, c’est mal, quand c’est les non fols qui en parlent, c’est bien. Quand les non fols pondent des œuvres (tout médias confondus), des jeux, des escape games sur nos vies, ça pose de soucis à personne (sauf à nous)(mais soyons réalistes, pour ce monde : nous sommes personne)(tu vas encore trop vite). Quand les fols le font, on nous accuse de romantiser, de vouloir capitaliser sur la maladie mentale, de faire du mal aux “vrais malades™”. Pourtant, si le premier chanteur venu peut chanter son chagrin d’amour sur une guitare mal accordée, pourquoi on ne pourrait pas chanter nos hallucinations, peindre nos délire, et filmer nos boucles infernales ? Après tout, c’est NOTRE quotidien. Si c’est MA vie, après tout, j’en fais ce que je veux non ? Libre à moi de la peler jusqu’à la pulpe pour en tirer des romans si ça me fait plaisir non ?
Mais non.
Tout simplement parce que quand on le fait, on sort de la narration habituelle de la folie, celle qui a été normalisée et validée par un monde psychophobe. Cette narration de la souffrance à tout moment. Celle qui nous veut perdu·es pour le monde. Celle qui nous enferme encore plus que la folie elle-même dans un monde sans horizon et sans avenir. Cette narration, elle rassure les non fols. Parce que comme ça, le fou, c’est pas eux. C’est ce qu’on appelle un phénomène “d’ostracisation” : on enferme quelqu’un dans une position “d’autre”, de sorte que cette personne n’est plus vraiment notre équivalent. Ainsi, les fols ne sont plus vraiment des êtres humains, ce sont des “autres”. Bien sûr, c’est pas un phénomène conscient. Pourtant c’est bien là. Dans chaque article de presse épluchant la santé mentale des coupables de faits divers. Dans chaque jeu ou film d’horreur où le plot twist c’est “et en fait le tueur est fou” (et du coup n’a aucun motif pour ces actions autre que sa folie). Dans chaque diagnostique détourné en insulte. Dans chaque défense “non mais jsuis pas fou” “je suis pas hystérique” qui rate toujours légèrement la source du problème.
[NB : et bien sûr, l’ostracisation concerne aussi très fortement les personnes non blanches et l’ensemble de la communauté LGBTI+]
Nous sommes autres.
Nous sommes des êtres à protéger, ou des monstres à enfermer. Pas de solution intermédiaire.
À partir de là, nous perdons nombre de droits : le droit de décider pour nous, le droit à la parole, le droit de se définir. Et tout ça c’est lié avec le sujet d’aujourd’hui.
Parce que si on considère que tu ne sais pas ce qui est bon pour toi, alors tu ne peux pas décider de ce que tu peux faire ou non. Tu ne sais pas vraiment qui tu es (en plus tout le monde sait qu’on peut pas avoir conscience d’être fou !). Et puis bon, on sait bien que ta parole elle vaut pas grand chose.
Au choix pour notre parole, nos œuvres, nos histoires : soit le tout est envoyé à la benne parce que vraiment c’est n’importe quoi et c’est dangereux et pas fiable, ; soit c’est traité comme complètement à part (on parlera par exemple “d’art brut” en art plastique), avec une sauce inspiration porn à faire vomir. Si nous sommes artistes, nos œuvres sont rarement traitées au même niveau que celles des non fols. Il y a toujours cette étrange aura. Finalement, que les fols commettent des horreurs ou de l’art, c’est un peu la même chose : c’est le fruit de la Folie™, et non pas d’une série de causes à effets, ni d’un travail acharné et réfléchi pendant des années. Ostracisation donc.
Il est rare, et compliqué, d’y échapper. Au point que quand t’es fol et artiste, tu t’arraches les cheveux : comment raconter la folie avec sa violence et ses ténèbres, mais aussi ses bons côtés SANS être récupéré par les clichés psychophobes SANS passer par la case inspiration porn AVEC reconnaissance de ton travail pour ce qu’il est AVEC l’influence de la folie dans ce travail parce que c’est quand même qui tu es SANS être récupéré par on ne sait quelle noble cause. Croyez moi, on s’arrache joyeusement les cheveux. Nos œuvres ne sont jamais vraiment NOS œuvres. Et nos histoires ne sont plus vraiment NOS histoires.
Et là, arrivent nos proches, qui parfois se trouvent être artistes aussi…
Make you crawl, make you beg, make you bleed
(Bloody creature poster girl)
Make you want, make you hurt, make you plead
(Bloody creature poster girl)So toxic
Psychotic
Chaotic
(Bloody creature poster girl)Make you love, make you cry, make you need deadly little slasher
Fucked up savage sweetheart, bloody creature poster girl!
Le droit à l’image, c’est pas pour les fols.
La vraie différence entre nos proches et nous, en tout cas pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est bien la différence de valeur accordée à nos paroles respectives.
Rembobinons un peu (oui c’est le soucis quand il y a plusieurs fils dans un même sujet, faut faire quelques allers retours…). On a dit plus haut : que les proches se retrouvaient parfois à assumer des charges très lourdes qui ne sont pas sans conséquences sur leur propre santé, et vie plus généralement, ce qui fait qu’iels ont aussi besoin de soutien, et d’espaces pour exprimer leur douleur.
Et maintenant on reprécise : alors d’accord, iels ont besoin d’espaces, mais ces espaces, quels sont-ils ? Il y a des groupes de soutien qui leur sont dédiés, IRL comme en ligne, et de la même façon que nous créons des blogs ou des chaînes youtube, certain·es proches le font aussi. Je n’ai pas d’avis sur la qualité de ces contenus. Je considère qu’ils ne me sont pas adressés et les laissent donc aux personnes pour qui ils sont faits. J’imagine que c’est comme pour tout, y a à boire et à manger.
Et y a du poison aussi. On y vient.
Plusieurs questions me viennent ceci dit face à certains contenus…
La première c’est : ces personnes ont-elles l’autorisation de leur proche pour ça ? Parce que si certain·es font en sorte de produire des choses relativement anonymisés, génériques, ou encore en collaboration avec leur partenaire (on pense à Vivre avec, et le Deuxième humain par exemple), d’autres se rapprochent plus de l’appropriation, voire de l’exploitation, pour ne pas dire carrément de la maltraitance. Et vraiment, ça me revient souvent… est-ce que vous avez l’autorisation de vos proches pour raconter aussi crûment, aussi impudiquement, leur vie ??? Je pense par exemple à un compte twitter de parents, qui publient régulièrement des photos de leur fille trisomique pour faire état de leur combat pour lui permettre d’aller à l’école, de vivre sa vie, le tout en la faisant parler à la première personne. On arrête pas de parler du droit à l’image, de faire attention au contenu qu’on met en ligne, encore plus quand il s’agit d’enfants, et là c’est carrément les parents qui publient… Ça m’interroge très sérieusement. Y avait d’autres moyens de parler de leurs luttes, sans avoir à exploiter l’image de leur fille non ? Après vous me direz, des parents qui postent à tout va des photos de leurs mômes en ligne, c’est pas propre aux parents d’handicapé·es. C’est vrai. Mais dans ce contexte, et avec ce discours, ça m’interroge. C’est sans doute plein de bonne volonté au départ, rendre réelle cette enfant. Elle n’est pas un concept. Sauf qu’au final… bah ça fait presque l’effet inverse. Parce que c’est toujours pas elle. Mais que par contre, d’autres utilisent son image, sa situation. En théorie pour la défendre. Mais ça n’empêche. Y avait d’autres moyens que de l’exposer de la sorte. Et on peut se demander ce qu’elle pensera de tout ça quand elle vieillira.
Dans le même genre, on a les enfants du téléthon. Et ces enfants ont grandi, et commencent à pouvoir raconter ce que ça fait, de grandir en étant ce genre d’icône. Et ça fait pas envie.
Et là encore, on parle de simples photos, c’est plutôt ce qui en est fait qui est discutable. Mais on a aussi ce genre de projets qui relèvent de la maltraitance pure et simple (d’ailleurs, si vous allez lire le thread, comme indiqué : TW torture, traitements forcés). En résumé, sur tiktok, une jeune femme poste des vidéos de cuisine avec son frère, autiste non oralisant. Elle le filme à son insu. Le traite comme un enfant alors qu’il a 20ans. Cerise sur le gâteau empoisonné, elle “le” fait parler, s’imaginant ce qu’il pense. Elle parle alors notamment de comment ses parents l’ont forcé à ne plus stimmer, à regarder dans les yeux, même si tout ça lui est extrêmement douloureux, et qu’il en souffre. Elle a donc bien conscience que son frère souffre de tout ça, mais trouve quand même que c’est une bonne chose. Et elle peut même en faire des vidéos sur tiktok où tout le monde trouve ça trop choupicute. Et c’est le CLE et les personnes handis qui ont dénoncé / critiqué le truc qui se sont pris une volée de bois vert.
Et si vous avez l’impression que je suis en train de hurler sur mon ordinateur en vous racontant ça, vous avez raison. C’est impossible pour moi de vous parler de ces projets sans avoir le sang qui boue. C’est impossible pour moi de voir mes camarades fols être déshumanisé·es, exploité·es, maltraité·es de la sorte. Pire, de voir que les gens derrière tout ça récoltent des lauriers. Ça m’est viscéralement insupportable. Alors oui, des fois ça pète. D’où le format article, histoire de se poser mieux. Mais voilà, ça change rien au fait que ces projets existent, et qu’ils soient encensés. Ajoutez le droit à l’image à tous les droits qu’on nous a déjà enlevé. Toute façon, la dignité, ça fait bien longtemps qu’on nous la refuse. Tout ça, c’est possible parce qu’on nous considère à peine comme humain. Alors, pourquoi se poser la question ? Et même si certains projets se veulent plein de bonnes intentions, plus que jamais, l’enfer en est pavé…
(sur ce je prends une pose dans la rédaction parce que oui ça me fait physiquement mal d’écrire là-dessus, je vais manger du chocolat et on passe à la suite)
Temps de parole, tant de pouvoir.
Bien sûr, tous les projets ne se valent pas. Entre les blogs et le film d’auteur, entre le compte twitter et les vidéos tiktok, on trouve de tout, et la balance bienfaits / dégâts ne s’équilibre pas pareil. Et si on reconnaît sans soucis qu’il faut des endroits où les proches puissent parlent de leurs difficultés, recevoir le soutient et l’aide appropriée, et que bien sûr, iels peuvent s’exprimer, et ce sous la forme qui est la leur, il faut à un moment bien remettre les choses à leur place : il y a une différence entre exprimer ses difficultés parce qu’on a un proche fol, et parler de la folie de son proche à sa place. Et il y a une différence entre s’exprimer sur la difficulté d’avoir un proche fol dans des espaces destinés à ça, ou privés, et le faire sur la place publique.
C’est aussi à cet endroit que ça interroge. Imaginons un excellent film sur la schizophrénie d’un parent, réalisé par son enfant. Vraiment, c’est un bon film, c’est fait dans des bonnes conditions. Le propos n’est pas psychophobe. Clap clap, bien joué. Notre réalisateur imaginaire est donc invité à parler de la schizophrénie ici et là, en fonction de la taille du projet et de la reconnaissance qu’on donne à ce réalisateur, ici et là ça peut être des médias plus confidentiels, ou des grands plateaux, des écoles où son film est diffusé, avec rencontre à la clé, avec association ou non de personne concernée, etc. Là aussi, c’est bien sûr très variable. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on va considérer que notre cher réalisateur est une voix fiable pour parler de la schizophrénie. Plus que ne l’est un·e schizophrène.
Et c’est là qu’on a un problème. Parce qu’indépendamment de la qualité du film, indépendamment des bonnes intentions qu’on prête à notre réalisateur (qui aime son parent très fort et veut vraiment qu’on lutte contre la stigmatisation), le fait est qu’il prend une place qui n’est pas la sienne. Pendant qu’on invite notre réalisateur à parler de la schizophrénie de son parent, on invite pas de schizophrène. Et ainsi, les schizophrènes continuent d’être “les autres” et d’être relégués au second plan. Et ce malgré toutes les bonnes intentions de notre réalisateur et son très bon travail.
Maintenant imaginez réalisateur 2, dont le discours principal dans son film va être “c’est duuuuuuuuuuuuuuuur, j’ai tellement souffert à cause de mon parent schizo !”. Vous allez me dire “mais c’est ptet vrai”, et oui, c’est peut-être vrai. Encore une fois, on ne nie pas que ces réalités existent, ni que les proches peuvent souffrir, ni même leur droit à en faire un film. En revanche, ce discours, il va être pris dans tout le contexte psychophobe qui est le nôtre : les escapes games d’HP où les fols vont finir par te tuer, les jeux / films d’horreur avec un tueur fou, tous les faits divers présentés sous cet angle, etc etc. Le film de notre réalisateur 2 va venir s’ajouter à tout le narratif de “la folie cette souffrance”, avec sa nuance “la folie cette souffrance qui fait souffrir les autres”. Et même là, sans doute que notre réalisateur 2, c’est pas ce qu’il veut activement. Sans doute que réalisateur 2 il a pas envie de clouer au piloris tous les schizos du monde. Réalisateur 2, il veut juste parler de son expérience, comme finalement toustes les artistes. Le problème, c’est qu’il y a un monde autour, et que l’art ne naît pas ex nihilo. Le film de notre réalisateur 2 va venir s’ajouter à tous les autres supports qui transmettent déjà ce narratif psychophobe qui veut que la folie soit insupportable et que par conséquent, avoir un proche fol, c’est horrible.
Et nous les fols, on bouffe ça, à tous les repas, tout le temps. On le bouffe et on le vomit. On le bouffe et à chaque fois ça s’ancre un peu plus loin en nous, à quel point on est des êtres détestables et insupportables. Parce que tout le temps, partout, c’est ce qu’on nous sert. Et quand on essaie de faire apparaître un autre narratif, on est puni.
Je ne peux pas faire un thread, pas publier un article, avec la folie et les fols au centre (soit l’écrasante majorité de mon contenu)(parce qu’encore une fois, j’écris pour les fols en premier lieu, toujours.) sans que quelqu’un ne vienne me parler d’à quel point c’est difficile pour les proches. Et ça se vérifie chez mes camarades aussi. Même chose pour le handicap et la maladie chronique en général. “Mais c’est si dur pour les proches”. On ne peut rien produire qui soit POUR NOUS, on viendra toujours nous rappeler que les proches sont là. Et pendant ce temps, il n’y a que les fols pour hurler devant la violence des contenus tiktok dont on a parlés plus haut.
Parce que nous sommes les autres, nous ne pouvons jamais être au centre, même pas de nos propres vies.
I want to be in another place
I hate when you say you don’t understand
(You’ll see it’s not meant to be)
I want to be in the energy, not with the enemy
A place for my headYou try to take the best of me
GO AWAY
Et c’est ÇA qu’on veut vous dire quand on dit que les proches prennent trop de place. On ne nie pas leur souffrance ou leur besoin de reconnaissance. Oui, ce besoin existe, il est normal et légitime. Ce qu’on dit, c’est que s’il faut choisir qui a le droit à de la reconnaissance dans l’espace PUBLIC, ce sera toujours les proches. Pas nous. Dès que nous les fols on exprime nos difficultés, il y a toujours quelqu’un pour nous rappeler que notre folie fait souffrir nos proches. Nos contenus ont plus de mal à exister car ils sont pris dans des dynamiques psychophobes et que nous payons cher à les faire exister. Les œuvres sur la folie légitimées sont bien plus souvent celles des proches que les nôtres. Nos proches et leur souffrance sont toujours plus entendus et plus reconnus que nous.
Et si vous pensez que je râle pour rien, que c’est juste une histoire d’art ou de contenus internet, vous vous plantez. You don’t get the bigger picture. Parce que si la parole de nos proches (qu’on parle de simples blogs ou d’œuvres d’art plus ambitieuses) est plus reconnue, plus entendue, c’est parce qu’on la considère plus légitime. Et c’est la même logique qui fait que nos proches sont considérés comme plus légitimes à décider pour nous, que nous. Et ce même quand nous sommes des adultes. C’est ce qui fait que certaines assos d’aide aux “usager·es de la psychiatrie” ou de régulation sont souvent majoritairement composés de proches, et non des usager·es en premier lieu. Ce qui est d’autant plus problématique que nos intérêts en tant que fols et ceux de nos proches peuvent être complètement différents. Ce sera quand même à eux qu’on donnera la parole. C’est ce genre de dynamique qui peut permettre à nos proches d’avoir vraiment un très fort contrôle sur nos vies. Ça se répercute vraiment à tous les niveaux.
Alors oui, quand on s’énerve sur des créateurices de contenus en leur reprochant de prendre une place qui n’est pas la leur, ça n’est pas gratuit. C’est parce qu’on sait, on connaît les dynamiques qui permettent ça, et on sait ce que ça donne en bout de ligne. Ce n’est pas QUE une question de faire des films ou non. C’est une question de savoir qui a le droit de parler de la folie et de la maladie mentale, et en bout de course, qui peut décider pour les fols et les malades mentaux.
Qu’on demande aux proches de parler de leur condition de proches, why not. Mais trop souvent, leur parole, leur situation, prévaut sur les nôtres.
L’art est politique.
La langue est politique.
Nous, les fols, réclamons le droit de nous raconter.
Et par là même, nous réclamons le droit de décider pour nous.
Laissez nous parler.
Écoutez nous.
Et si vous vous retrouvez dans une situation où on vous demande de parler pour nous, ayez l’intégrité de décliner, et de nous rendre la parole. C’est ça qu’on attend de vous.