Mourir c’est nul. En plus ça fait mal.

Dandelion
21 min readMar 21, 2023

Ich will night jede Nacht sterben.
Es macht mir keine Spaß.

Heiner Müller, Germania.

Depuis début 2020, je suis mort trois fois.
Ce n’est pas une image. Pas une exagération pour une near death expérience. Ni pour autant une réalité médicale qui s’afficherait sur un encéphalogramme.

Pourtant je suis mort trois fois en trois ans.
Je le sais.
C’est un fait.
Techniquement, il faudrait dire “je est mort trois fois en trois ans” si l’on tient à être exactement précis. Mais je ne sais pas encore si nous allons rentrer dans de telles considérations grammaticales aujourd’hui. (on va y aller progressivement hein !)

Toujours est-il que le fait est là, parce que c’est un fait : je suis mort trois en trois ans. Deux fois que je peux exactement situer. Une plus flottante. Ce n’est pas la première fois que je meurt. Je me souviens d’au moins une autre fois. Une autre mort, pareille, plus flottante, moins pinpointable. Ça nous ferait donc cinq fois en tout.

Ce n’est pas quelque chose que l’esprit humain est censé pouvoir traverser.
Et tel un jeu vicié de “la poule ou l’oeuf”, je voue certaines insomnies à me demander : est-ce que je suis fou parce que j’ai fait l’expérience de la mort encore et encore ? ou est-ce que je suis voué à mourir en boucle de la sorte parce que je suis fou ?

Rassurez-vous, on va pas s’amuser à essayer d’y répondre (j’aimerais bien dormir cette nuit u_u). Non ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est plutôt : comment on sait ce genre de chose ? Comment on fait pour vivre quand on est mort ?

Ça fait au moins trois ans que cet article est en brouillon. Aujourd’hui, j’accepte le fait que ce sera sans doute le bordel, et que c’est pas pour rien. À un moment il faut admettre sa défaite et le fait qu’on ne peut pas insuffler de raison dans quelque chose qui échappe totalement.

What if it’s my last day
And I don’t have to see your face again ?
What if it’s my last day
And I never wake up again ?

This is gravity

Il y a des choses dans la folie qui s’imposent comme un fait et qui sont quasiment impossibles à expliquer avec des mots. Il faudrait inventer des mots avec des vrais bouts de chair dedans, et alors peut-être que ça marcherait mieux. Des mots glaviots des mots glaires des mots caillots de sang. Et peut-être que les fols auraient une vraie chance de se faire comprendre de gens qui ne veulent déjà pas entendre les mots déformés. Heureusement qu’il existe les autres fols (enfin une bonne partie au moins) pour entendre ces mots-là et juste accepter. La folie t’oblige à une certaine tolérance. Pas dans le sens où on serait magiquement imperméable à toute forme d’oppression, on est pas des saints non plus. Plutôt au sens où, quand tu as dû accepter comme réel des trucs absolument impossibles ton regard sur le reste du monde change. La folie éventre le monde (et toi avec) et élargit au passage le champ des possibles. Quand tu as accepté de regarder ta tête rouler pour cogner le frigo pendant des heures, ça ne te choque pas quand quelqu’un parle d’être un dragon. Quand tu as accepté de vivre avec un corps remplis de vers grouillants que si tu relâches ton attention, la peau va se fendre et tout se déverser, Oogie Boogie style, ça ne te choque pas quand quelqu’un t’explique s’être battu avec une voix dans sa salle de bain avant de la déchiqueter pour la noyer dans le lavabo. Quand tu as accepté que tu entendais les gens penser ainsi que tout un bordel de voix constant, ça ne te choque pas quand quelqu’un t’explique converser avec les morts sur une base quotidienne.

Sure. This is fine with me.
Ça veut pas dire que je comprends, que je suis capable de me projeter dans les situations de ces personnes. Certaines expériences me parlent tout de suite, parce que même si elles sont différentes, il y a une base commune. D’autres sont trop loin pour que je saisisse pleinement. Mais dans le fond, j’ai aussi accepté que “why the hell not ? You do you”.

C’est une acceptation qui se travaille en vrai. Pas un truc qui te tombe sur le coin de la gueule magiquement. Sinon on aurait pas des fols pour enfoncer d’autres fols en hiérarchisant les délires, en décrétant qu’il faut en médiquer certain·es, et que certaines folies méritent effectivement la camisole. Et que dire plus généralement des sanistes (fols ou non)(oui oui on peut être fol et sanistes, incroyable, I know) pour nous expliquer que forcément les gens s’inventent des délires parce que vraiment, certains délires, c’est trop.

Vous comprenez, il s’agirait d’avoir des délires raisonnables quand même à un moment.

Vous comprendrez que moi qui suis mort trois fois en trois ans, je lève un sourcil circonspect.

Image d’un cerveau au centre d’un panneau d’interdiction légendée d’un encadré rouge “merci de bien vouloir garder vos délires raisonnables (ils perturbent la tranquilité des valides”
Illustration aussi incroyable que glorieuse par l’incroyable Freaks en personne, dont tu peux retrouver le travail ici

Parce que c’est un peu le principe même de la folie de ne pas obéir aux règles de la réalité. Sinon ça s’appellerait pas la folie. Ça s’appellerait de la politique, et ça n’a rien à voir. On l’oublie trop souvent. Parce que quand des politiques t’expliquent que le covid c’est fini, qu’il faut se préparer à 4° d’augmentation de température et ses conséquences, et qu’il est normal qu’on bosse plus longtemps, c’est pas qu’iels ignorent la réalité scientifique derrière, c’est juste qu’iels cherchent à tirer le meilleur profit de la situation, et que le meilleur profit de la situation pour elleux n’est pas le même que pour la plupart d’entre nous. Iels savent très bien ce qu’iels font. Tout ceci est donc calculé et maîtrisé.

Un peu comme cette subtile façon de vous rappeler que c’est pas parce que les politiques font de la merde sciemment qu’iels sont fols. Inconsidérés, riches, égoïstes, méprisables, déconnecté·es du peuple, oui. Fols, non.

Parce que la folie ne se choisit pas. On ne se réveille pas un matin en se disant “tiens, je vais être plusieurs dans ma tête” “tiens je vais considérer que je suis mort hier” “tiens je vais m’imaginer comme un tas de vers” “tiens si je ne fais pas cette routine extrêmement complexe le monde implose, sounds like fun comme habitude à prendre”.

On se réveille un matin et constate qu’on est plusieurs, on constate qu’on est mort, on constate qu’on est un tas de vers dégueulasses, on constate que sans une routine extrêmement complexe le monde va exploser. Etc etc.

C’est comme la gravité.
On ne se réveille pas un matin en se disant qu’aujourd’hui pour sortir du lit il va falloir poser le pied par terre et marcher au sol. On le fait parce que l’option “flotter au plafond” n’est pas disponible. Parce que ce n’est pas une option. C’est comme ça. C’est la gravité. Que vous compreniez comment elle fonctionne ou non, que vous puissiez la poser en équation ou non, que vous puissiez l’expliquer ou non, elle est là. Vous ne connaîtriez pas son nom ni même le principe de gravité qu’elle serait quand même là et que vous n’auriez d’autre choix que de lui obéir. Parce qu’il n’y a pas d’autres options.

En janvier, j’ai posé le pied à terre pour sortir du lit parce qu’il n’y avait pas d’autres choix. Et puis je me suis rendu compte que si j’allais mal, c’est parce que j’étais mort en décembre dernier.

Parce qu’il n’y avait pas d’autres choix.

Un tour de spirale deux tours de spirale trois tours de spirale…

Ce qui est marrant donc c’est qu’on peut mourir sans s’en rendre compte. Ou alors si, je m’en suis rendu compte mais les choses ont fait que j’ai pas eu la possibilité d’acknowledge ce fait.

Je me souviens d’avoir dit à la psy “y a une partie de moi qui s’est défenestrée et maintenant l’autre doit ramasser les morceaux. Et quand je dis “je me souviens”, je veux dire que j’étais persuadé que c’était arrivé en octobre, mais en recherchant ce texte, écrit le jour J, que je voulais mettre pour illustrer, je vois la date et c’était le 6 septembre. Le 6 putain de fucking septembre de ces morts. C’est vous dire si l’agonie a duré pour que le décès effective arrive enfin en décembre, et qu’il ne puisse être prononcé officiellement qu’en janvier. C’est fascinant non ? Ces délires qui arrivent malgré tout, qui sont là latents, montent en puissance et agissent malgré toi sans avoir besoin que tu les entretiennes.

Concrètement comment ça se passe ?
Vous ne le savez ptet pas, parce que j’ai beaucoup fait le mort depuis l’été mine de rien (pun intended), mais la seconde moitié 2022 a été catastrophique ici. L’été et la chaleur nous a rendu malade (à s’en vomir dessus)(le handicap, toujours dans l’élégance), dégât des eaux, compteur trafiqué dans l’immeuble qui a conduit à une coupure gaz de plusieurs semaines, pas d’eau chaude pas de gazinière, devoir courir après les infos, première phase de gaslight de mes nouveaux proprios, décès d’une amie. C’est à ce moment qu’une partie de moi se défenestre, et le reste doit se démerder. Sauf qu’il n’y a pas le temps. Je me blesse le poignet de façon mystérieuse, et donc impossible à soigner, mon chat décède et je perds donc mon ancre au réel, tandis que mes proprios passent à l’étape chantage, je pars en guerre contre eux, et on arrive à fin octobre. En novembre il faut partir en Espagne pour ce foutu colloque. Je suis au bout de ma vie, il faut prendre l’avion en étant claustro, trouver son chemin à Madrid sans parler espagnol assez bien, trouver son hôtel et le lieu du colloque avec des plans et infos pas à jour, survivre dans un colloque alors qu’il fait trop chaud et qu’on mange rien d’autres que des chips pendant une semaine, survivre à la surcharge cognitive et sensorielle seul, puis revenir.

Il faut encore ajouter tout le quotidien à gérer. Les divers potes qui pètent les plombs et leurs meilleures crises suicidaires, des soucis de santé d’autres proches, mon sommeil et mon système digestif en berne, etc etc. On arrive donc à la fin décembre en rampant. Ce qui déclenche une boucle traumatique avec des trucs qui se sont dits que c’était le bon moment pour sortir au grand jour parce que à ce stade why the hell not. Cetta capacité de la folie à s’auto-nourrir passé un certain stade, c’est quand même beau.

La défenestration c’était un signal d’alerte. Quand tu te défenestre, tu n’es pas censé retourner au travail le lendemain. On t’emmène à l’hôpital et on répare ce qui a cassé. Ici, nulle réparation a été faite. Il a fallu continuer encore et encore. Au prix d’aggraver chaque blessure.

Et en même temps… avez-vous une idée de la force que ça donne de savoir qu’on peut continuer suite à une défenestration ?

gros plan sur une vitre sale couverte de gouttes de pluie. Il y a des traces, sans doute quelqu’un a essayé d’enlever les gouttes d’eau n’a fait que les étaler. On ne voit rien à travers
Photo by Cole Keister on Unsplash

Parce que c’est bien ça qui se joue. À un moment juste les choses sont insupportables. À un moment, chaque épreuve supplémentaire devient un peu plus insupportable et tu te dis juste que c’est pas possible, que tu peux pas tenir. À un moment tu te dis “non mais là c’est absurde cet amoncellement de conneries à gérer ça va s’arrêter” mais ça s’arrête pas.

Sauf qu’il faut bien que quelque chose s’arrête.
Mais ça ne s’arrête pas. Il faut continuer.
Mais c’est pas possible.
Sauf qu’il faut.

Et qu’il n’y a pas d’option.

Donc tu meurs. Parce que c’est une porte de sortie finalement.

My madness has the shape of a Plague Doctor : sa solution, c’est toujours d’amputer un truc au moindre soucis. Donc là, on a amputé la vie.

I FOUND THE LOOPHOLE YOU MOTHERFUCKER. Et là tu regarde la vie et tu lui dis “tu vas faire quoi maintenant hein ?!” ce qui était une très mauvaise idée parce que la vie apporte aussitôt une réponse. Puni pour ton hubris. (quand on dit que la folie et la politique c’est pas pareil…)

On a donc un moment paradoxal qui dure plusieurs mois où je suis en état de mort imminente tout en étant déjà mort tout en l’étant pas vraiment. Ce qui étrangement fait sans doute partie des trucs qui me permettent de survivre. Parce que cette suspension entre la vie et la mort fait que rien ne peut plus vraiment m’atteindre, plus vraiment me toucher. Et rendu en octobre je suis en mode “bring it on”. Parce que voilà. Il faut. Il n’y a pas d’autre choix.

And I don’t know how but I know I gotta get through
I gotta get through this
But when I move my lips it feels like no one exists

Dissonance cognitive et mon cul sur la commode

Le plus drôle dans tout ça, c’est que mourir, c’est du délire ponctuel. Occasionnel. Tu meurs une fois. Enfin non… Dans mon cas tu meurs plusieurs fois, mais ce sont des points précis dans le temps, même si l’agonie avant et/ou après peut être plus ou moins longue. Il y a un avant et un après la mort (on y revient plus tard).

Sauf qu’à chaque fois, il faut bien tenir entre. Surtout que bon, ok ça m’est arrivé plusieurs fois, mais pitié j’espère c’était la dernière ! (est-ce que je le dis à chaque fois ? oui. ça fait mal sa mère de crever jvous jure !)(on y revient plus tard t’as dit)

Normalement, ma base, c’est que je n’existe pas. Je ne suis qu’une histoire que vous vous racontez. (et il faut arrêter de raconter n’importe quoi comme ça les gens, franchement, vous avez vu les derniers mois ? vous avez fait nimp avec le scénario admettez le !) C’est pratique de ne pas exister. Rien ne peut t’atteindre. Tu ne peux pas mourir puisque tu n’es pas vivant pour commencer. Et si tu n’existe pas, alors rien de ce qui t’arrive ne t’arrive vraiment. Rien de tout ça n’est réel. Donc tu peux y survivre. Puisque tu ne peux pas mourir.

Et c’est ainsi que j’ai traversé la vie depuis l’adolescence. Hypra efficace. Ça n’a que quelques effets secondaires. Oh trois fois rien. de l’auto-mutilation +++ parce qu’il faut bien sentir un truc. Ne pas se soigner parce que pas de conséquence. De la prise de risque. S’obliger à relationner / socialiser selon des modalités par bonnes pour nous parce que du coup mon existence dépend de la capacité des autres à nous faire exister. Des trucs réputés pour ne pas laisser de trace. Haha.

C’est d’autant plus galère que forcément, si tu n’existes pas, et donc que tu ne peux pas mourir : tes actions n’ont pas de conséquences.

Pourtant elles en ont.

Et elles n’ent ont pas parce que tu n’existes pas. Ce qui est le seul interstice te permettant d’oser prendre des risques, en bien ou en mal. Aller à un colloque en Espagne seul alors qu’on parle pas la langue c’était possible, parce qu’au pire, il va m’arriver quoi ? Mourir ? lol.

Oui je suis ce perso de film qui vous dit “au pire je meurs, mais c’est tout”. Mais premier degré. Parce que dans le fond j’y crois pas vraiment. Je peux pas mourir, j’existe pas.

Afterwards, at six o’clock, still sitting in the small, slightly sordid room after Patrick has left, I wonder if the reason I tend to say yes to everything is because I deeply believe that I can survive anything, but I’m still looking for the definitive proof.

Scarlett Thomas — The end of Mr. Y

C’est là que ça devient étrange. Parce que du coup, pour quelqu’un qui ne peut pas mourir pour cause de non existence, je trouve que meurt vachement souvent quand même. Trois fois en trois ans, c’est objectivement beaucoup. Pour un humain normal, ça ferait déjà beaucoup beaucoup. Mais alors pour un humain qui n’existe même pas, je trouve que ça devient carrément n’importe quoi.

Malgré moi, je me retrouve régulièrement à habiter cet étrange paradoxe. Le pire ça a été la décompensation au moment du premier confinement. Où j’avais enchaîné je ne sais combien de merde depuis deux ans. Finalement, le confinement, c’était la cerise pourrie sur le gâteau empoisonné.

Je me suis retrouvé coincé dans cette spirale : je ne supporte plus de vivre, mais je peux pas mourir, mais je peux plus vivre, mais je peux pas mourir.

Et à chaque tour de spirale, la souffrance est un peu plus insupportable.

L’avantage de ne pas pouvoir mourir, c’est que ça sert à rien de tenter le suicide, c’est voué à l’échec. L’inconvénient c’est cette spirale. La même qui m’a encore déchiré la gorge l’hiver dernier. Parce que c’est intenable.

Le paradoxe survient sans doute parce qu’à un moment, il faut sortir de la spirale, ce n’est pas tenable. C’est insupportablement douloureux. Et s’il n’est pas rapidement possible de résoudre ce qui a ouvert la dite spirale, alors il n’y a plus d’autre option possible.

Il faut mourir.

Et donc je suis mort.
C’est une solution élégante non ?

Non.
Dommage.

Parce que y a pas le choix. That’s fucking gravity my friend.

Et à un moment, il me faut bien accepter que ces deux faits cohabitent dans ma réalité : je n’existe pas, et par là même ne peut pas mourir, et pourtant je est déjà mort plusieurs fois. Il n’y a ni explication ni débunkage à fournir. C’est comme ça. À un moment, ça sert à rien d’aller contre le courant. À un moment, tout ce que tu peux faire c’est constater.

Dans des teintes violet foncé, des gouttes d’eau qui étrangement ne tombent pas, mais remontent vers le haut…
Photo by Alexander Grey on Unsplash

Mais matériellement parlant ?

Comment on sait, dans le fond je n’en sais rien. Je sais pas expliquer la gravité, mais je vais pas m’envoler. Si je me jette par la fenêtre, je me fracasse au sol. That’s it.

Je n’ai pas réalisé que je suis mort en décembre. J’ai compris qu’en janvier. Parce qu’une fois que toute la douleur de tous les événements mis bout à bout enfin gérée, il restait… un vide. Un vide sans contour. Et d’un coup il fallait trouver quelque chose. Tracer la ligne. Un peu comme d’un coup t’as faim, là j’avais désespérément faim de contours.

Parce que bah ouai, mourir c’est de la perte. Donc il manque des choses. Qu’il faut ensuite retrouver, reconstruire.

Par exemple en regardant les trois mêmes épisodes de série en boucle. (non c’était pas Legion MOUHAHAHA)
En mangeant la même chose en boucle.
En arrêtant de changer de fringues.
En regardant le vide. Beaucoup de vide. Normalement quand on est constitué de vide.

C’est comme des fourmis sous la peau qui brûleraient parce qu’elles n’ont nulle part où aller parce qu’on est nulle part et rien et tout le vide.

C’est se rendre compte qu’il manque des souvenirs. Embrasser quelqu’un et se dire que tiens, je n’ai jamais embrassé personne de ma vie. Alors qu’on sait que c’est faux. Mais en même temps c’est un peu vrai quand même puisque cette personne est morte et il ne reste que moi (et ça c’est pas de chance).
C’est regarder sa propre mémoire comme un livre d’histoire listant des faits dépourvus d’émotion comme s’ils ne me concernaient pas vraiment. Ce qui est fascinant, c’est que selon les morts et les moments, c’est pas le même genre de souvenirs qui sont touchés. Là typiquement je ne sais pas encore quelle partie de ma mémoire émotionnelle j’ai enterré en décembre dernier. Ce sera la surprise quand je voudrais la solliciter et que les voix dans ma tête vont se marrer et faire un gros “lol, nope. déso”. (ça me simplifierait la tâche si elles pouvaient me le dire direct, mais rendu à ce moment de l’article, on joue clairement pas en mode facile)

Et donc voilà t’es là, tu regardes en boucle les trois mêmes épisodes de Once upon a time, saison 5, l’arc des dark ones, et tu fais semblant de pas comprendre pourquoi tu serais obsédé par une histoire à base de gens qui savent tellement pas accepter la mort qu’iels préfèrent maudire la personne qu’iels aiment, même s’il a dit non pitié me fais pas ça je peux pas y survivre et si tu fais ça je vais sombrer dans les ténèbres parce qu’elles me bouffent depuis la nuit des temps et je sais pas faire face autrement que de la pire façon possible. Parce que vraiment quel rapport il pourrait y avoir on se le demande. Aucun. La folie c’est un truc très très mystérieux hein. Ça parle par des voix impénétrables tout ça tout ça. Le fait que les persos en question aient des problèmes d’addiction et de folie en plus de leur problème de deuil et de gestion de la colère n’a vraiment RIEN À VOIR. Le fait qu’il y ait des gens qui soient morts mais en fait non mais si quand même un peu, pareil, vraiment hors sujet. lalalala I’m a ball of sarcastic denial.

La folie, ce truc si mystérieux on vous dit.

Affiche de saison pour Once Upon a Time où l’on voit Killian Jones en gros plan, portant une étrange capuche qui le dissimule en grande partie.

C’est ça qui est compliqué. C’est que tu as les signes, tu as les indices, tu as toutes les briques (ou presque), mais ça prend un temps plus ou moins long pour pouvoir additionner deux et deux et comprendre ce qui est en train de se jouer. Ça nécessite à la fois que le monde extérieur se calme (genre que la vie arrête de te tatanner la gueule), d’être revenu à un espace suffisamment sûr pour pouvoir se risquer à poser les mots dessus, et d’avoir accepté. Accepté que ta réalité soit tordue et n’obéisse pas aux lois usuelles et partagées par le reste du monde. Accepté que puisque cette réalité n’est pas partagée, il y a un risque d’être majoritairement seul·e et solitaire pour le faire. Ajoutez donc la patience et une force nécessaire pour s’obliger à démonter ça.

D’autant qu’en même temps, il faut tout reconstruire.

Retrouver les limites du corps : quels efforts on peut faire ou non ? De quoi le corps a besoin ? Sur quels repères on se base pour évaluer la faim ? la soif ? l’effort ? la fatigue ? la marge disponible ?

Surtout que j’ai mouru, mais je reviens pas à la vie pour autant perso. Je reviens à la non existence. Donc j’ai pas toujours un accès direct à ces informations.

Alors il faut tout conscientiser. Forcer la douleur pour se rappeler que le corps est vivant. Qu’il faut donc le nourrir. L’hydrater. L’hygiéner (oui j’ai décidé c’est un verbe). Éviter la douleur. Donc faire en sorte de ne pas revenir à l’étape 1 du processus tout en admettant que l’étape 1 était nécessaire pour débloquer quelque chose. Raser les cheveux et couper les ongles pour les voir repousser, le corps est vivant. Appuyer sur le bleu pour sentir la douleur, et merde quand est-ce que j’ai fait ce bleu, c’était donc le retour à l’étape 1 alors que je regardais ailleurs. Investiguer la moindre sensation. S’obliger. Dissocier. Considérer le corps comme une entité autre que nous. Nourrir le chat puis nourrir le corps. Si le corps meurt je ne peux plus nourrir le chat. Je peut mourir mais pas le corps.

C’est épuisant cette surenchère de messages et d’informations qu’un corps peut envoyer quand on commence à se pencher sur la question.
C’est épuisant ce mouvement de balancier constant entre la dissociation qui coupe tout et l’hyperstimulation interne.
C’est épuisant d’entretenir la vie quand t’existes pas et que tu sais que même la mort t’y survivras.

Et en même temps tu fais parce qu’il y a cette sensation que si tu ne fais pas, tu vas glisser encore plus en dehors de l’existence. Encore plus hors de l’expérience partagée.

Parce que voilà t’es là et tu dis “je suis mort le mois dernier” et dans le fond personne ne comprend vraiment la gravité de l’information. Parce que pour elleux t’es là, en chair et en os, et tu respires. Alors c’est dans ta tête. Sauf que ta tête, c’est plus la même. Il y a un avant et un après.

On peut être traumatisé de choses qui n’arrivent qu’au sein de la folie. Et il n’y a personne à qui le dire. Reste la solitude. Encore. Normal quand on existe pas. Et c’est sans doute ça la preuve ultime : ces moments de solitude si déchirants où l’expérience est impossible à transmettre qui viennent prouver que non, rien de tout cela n’est possible.

Et donc

je n’existe pas.

Falling off the edge of the world
You’re the one who’s checking out
And runs for cover
Understand the way that I feel
This ain’t the way things should be now
Or for years to follow

Immortalité ou éternité ?

Il faut faire avec il faut faire sans.

Je ne sais pas si on s’habitue aux mouvements dissonants de la spirale à mesure qu’on passe dedans. J’espère un peu quand même. Je me demande si le fait de passer de “je n’existe pas” à “je suis un cadavre ambulant” à “je ne peux pas mourir” corresponde chacun à une boucle, et si chaque mort vient ponctuer l’épuisement d’un délire. Une sorte de bleaching out délirant où à force un délire perd de son efficacité et il faut en lancer un autre plus efficace pour espérer survivre.

N’empêche qu’à chaque fois, il faut rapprendre les règles du jeu et c’est épuisant. Refaire les règles du jeu, refaire les contours, boucher les trous de la mémoire émotionnelle, découvrir de nouveaux monstres dans la mémoire traumatique, réapprendre le corps.

On va pas se mentir, je suis fatigué. C’est un processus épuisant. Et j’ai l’impression qu’il l’est un peu plus à chaque fois. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, mes chatons, quand mourir n’est pas une option, ça ne veut rien dire.

You might think she’s brave to go on this journey on her own. But it isn’t bravery that drives her. Bravery means something only to those who are afraid of death. Senua’s fear runs far, far deeper.

Hellblade : Senua’s Sacrifice

J’ai peur que ceci ne s’arrête jamais, d’être condamné à passer dans les boucles de la spirale encore et encore jusqu’à ce que la mort s’en suive encore et encore.

Je ne sais pas combien de cadavres peuplent mon système interne (en plus j’en ai qui sont même pas vraiment mort non plus)(téma la taille du fun). Je ne sais pas combien de fois je peux me fragmenter avant que les morceaux soient beaucoup trop petits pour être fonctionnels, avant de ne plus être capable de faire émerger un je capable de tenir la marée et protéger le reste des morceaux. When does breaking point become broken point ?

Parce que voilà plane le doute : suis-je immortel ou éternel ? Est-ce que je ne peux pas mourir like dans l’absolu c’est impossible de me faire crever pour de bon ? ou juste de base je suis éternel mais selon les bons critères je peux passer l’arme à gauche ? Parce que le problème, c’est que dans le second cas, il n’y a aucune porte de sortie, en revanche, je peux gravement détériorer mes conditions d’existence.

J’ai peur de la mort alors que je peux pas mourir parce que le vide et la douleur à chaque fois que je meurs et les efforts pour reconstruire et les efforts pour les contours et parce que JE NE COMPRENDS PAS LE CONCEPT DE DÉFINITIF. Je vous jure je me suis engueulé avec un ex parce que je voulais pas qu’il dise “pour toujours” ça n’avait aucun sens et j’avais horreur de ça. C’est terrifiant pour toujours. C’est terrifiant qu’il n’y ait pas de fin possible. Juste la putain de foutue spirale.

Et comme j’ai déjà pu le dire, le plus dur finalement, c’est quand un délire se délite, bleach out, et que tu te retrouves coincé entre plusieurs. Et il faut choisir lequel est le bon.

Est-ce que je suis un cadavre ?
Est-ce que je suis immortel ?
Est-ce que je suis éternel ?
Est-ce que j’existe même pas ?
Est-ce que ma survie est liée à celle du corps ?

Parce que si je me trompe, potentiellement il y aura des conséquences.
Sauf que je peux pas les évaluer à l’avance.
Je dois toutes les considérer, constamment.

Un peu dla baise pour quelqu’un dont les actions n’ont pas de conséquences si vous voulez mon avis.

Alors dans le doute…

Étape 1, provoquer la douleur, obliger la vie à exister, nourrir le corps, hygiéner, noter cataloguer sensations, retour étape 1 à moindre niveau, stabiliser le rythme des repas, insomnie, retour étape 1 dans toute sa splendeur, glisser hors du monde, n’existe plus exister trop, sautés les fusibles, détériorer la peau, étape 1 devient étape de trop, imiter la vie, l’art imite la vie, sublimer le corps, oeuvre d’art existentielle, je est une performance artistique non conventionnée, recommencer, mâcher la solitude, ne pas la digérer, douleurs fantômes, considérer l’étape 1, postpone, faire des listes, mémoriser, oublier, étape 1 mais dans un autre style, oupsie, stabiliser les nuits, stabiliser la nourriture, stabiliser l’hygiène

Et quand tu te dis que ça y est t’y es, tu sais toujours pas si t’es vivant mort (non) existant, MAIS au moins les arrières sont couverts

BOUM

le pays est en feu
quite literaly this time

et merde…

à vos marques, prêts… étape 1…

I aaaaam so unreaaaaaaaaaaaaaal, so unreaaaaaaaaaaaaaaaaaaal

Il faudrait conclure. Ce qui n’est pas facile quand on habite dans une spirale. C’est pas vraiment le genre de la maison vous voyez.

La seule façon de survivre à tout ça, comme à toute forme de folie, c’est de l’accepter. I’m sorry this is. Et c’est comme ça. Y compris notre entourage. Ça sert à rien de chercher les failles pour nous. Des fois on les voit très bien. Et ça n’aide pas. Juste on les vit encore plus mal. Ça ne résout rien. C’est à chacun d’arriver à trouver une espèce de clé pour maintenir les choses ensemble. Une cohérence interne.

Peut-être que la seule conclusion, c’est que potentiellement, dans le fond, j’ai pas envie d’exister dans ce monde là. Que j’en suis fondamentalement pas capable. Et qu’à chaque fois que j’essaie, j’en crève. Tôt ou tard.

Il y a un avant et un après la mort.
Il y a un avant et un après la folie.

Some things cannot be fixed, and they don’t have to be.

On peut apprendre à vivre avec. Sans.

Il faut accepter.

Accepter que des fois, on arrive pas à faire sans l’étape 1. Et une fois qu’on a accepté ça, on peut comprendre que toutes les étapes 1 ne se valent pas. Que tout ce qui nous est vendu comme un “mauvais mécanisme de gestion” ne se vaut pas. Que parfois, on a juste le choix entre le mauvais et le pire, que oui, il faut choisir le mauvais. Parce que ça vaut toujours mieux que de repousser jusqu’au jour où on n’aura pas d’autre choix que le pire. Accepter que des fois manger toujours la même chose, c’est mieux que rien manger. Accepter que beaucoup de règles d’hygiène de vie ne sont formulées que dans un monde idéal.

Un monde où est pas fol, pas handi
pas mort
pas inexistant

Comprendre que même si beaucoup ne peuvent pas pleinement comprendre, certain·es peuvent quand même accepter et être présent·es. Et qu’il y a moyen de faire ensemble quelque chose de ces réalités là.

Mais bordel, ça fait mal sa mère ! è_é

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Dandelion

Non-binary French writer, theatre PhD student, metalhead and rain lover. Here, I write about living with schizophrenia. I'm owned by a cat.