“Que sommes-nous si ce n’est les histoires que nous nous racontons ?” — Partie III
Ceci est la dernière partie d’un triptyque dont vous trouverez les parties précédentes ici et ici. Il s’agit de l’adaptation de mon intervention au congrès de l’intervoice en octobre 2023 où je parle du pouvoir de la fiction en général pour se réapproprier sa propre histoire, et de comment Legion en particulier a joué ce rôle pour moi. Dans les parties précédentes, on a parlé de l’importance de définir sa propre histoire avec ses propres mots, de ce qui se jouent dans les conflits entre les voix, et de comment il s’agit entre autres de définir la réalité (vaste tâche !). Voici aujourd’hui la dernière scène que je voudrais évoquer avec vous… celle du procès de David. À travers cette scène, on va voir parler inspiration porn, sanisme, de contrôle et de responsabilité…
Accrochez vous à vos bretelles, ’cause it’s gonna be one hell of a bumpy ride !
Ready ? Ready.
Résumé du résumé
Rappelez vous, la saison a été consacrée à pourchasser le Roi des Ombres, à soupçonner David de bosser avec lui, ce qui n’était pas complètement faux, mais uniquement parce qu’il avait été manipulé par Syd du futur. Parce que oui, Syd du futur voulait que David aide le Roi des Ombres pour que celui-ci puisse éliminer David et l’empêcher de détruire le monde par la suite. Le Roi des Ombres a trouvé le moyen de pousser David à faire d’énormes conneries (torturer quelqu’un pour le retrouver) et a montré le résultat à Syd du présent pour qu’elle se retourne contre David. Dans l’article précédent, on a parlé de la scène qui a suivi sa tentative de le tuer. Grâce à un concours de circonstance (Lenny, c’est Lenny le concours de circonstance), cette tentative de meurtre échoue. Syd est assomée, David en profite pour lui effacer la mémoire, et le Roi des Ombres est arrêté par la Division 3, en attente de son procès. Hourra.
Pause. TW : viol. Je vous fais signe quand c’est bon. (on en parlera pas nécessairement plus en détail, juste ce sera nommé mais c’est important d’avoir ça en tête pour la suite)
Sauf que les voix et David continuent de s’engueuler. Parce que voyez-vous, les voix ne sont pas trop trop d’accord avec ce que David trafique avec Syd. Elles refusent de décrocher du fait que Syd a tenté de les tuer, qu’il faut considérer ceci comme la fin de leur histoire, et que là clairement David ne fait que leur causer des emmerdes pour le laisser faire. Les voix le somment donc d’arrêter les conneries. De laisser partir Syd. Et de devenir complètement sa propre personne. David n’écoute pas, va retrouver Syd et on va dire pour faire simple dans ce résumé la drogue pour réconciliation sur l’oreiller mais clairement le consentement n’est pas super présent.
Vraiment ça me brise le coeur que cette relation qui était si douce au début tourne si mal…
En revanche, niveau écriture de fiction, on appréciera que : ce viol soit nommé comme tel, on essaie pas de faire passer ça pour du romantisme qui dérape, et que les voix aient tenté de l’empêcher. En bref, le viol n’arrive pas parce que David est fou, mais parce que c’est un mec entitled qui considère qu’on lui doit ça. Makes more sense… Et on appréciera aussi l’arc post viol de Syd qui est l’un des meilleurs sur le sujet que j’ai pu voir. (peut-être on vous racontera un jour si vous voulez)
Fin du TW. Welcome back si vous avez sauté les deux paragraphes précédents.
Après ceci, David s’en va voir le Roi des Ombres en prison histoire de le narguer un peu parce que hein bon, on est plus à ça près niveau toxicité…
Le lendemain, David se rend au procès du Roi des Ombres, soulagé à l’idée qu’il va enfin obtenir justice pour les trente ans de parasitage qu’il a subi. Mais une fois dans la salle du procès, pas de chance. Il est emprisonné dans une boule d’énergie, et c’est en fait son propre procès qui va avoir lieu.
C’est donc du procès de David que nous allons discuter maintenant…
Présomption de culpabilité
Alors vous allez me dire “bah tu viens de nous dire qu’il a torturé quelqu’un et violé une autre, c’est normal qu’on lui fasse un procès”, et j’aimerais tellement vous répondre “bravo, vous avez tout compris, fin de l’article beaucoup trop long !” mais malheureusement on a encore un paquet de choses à dérouler…
Car David n’est pas en procès pour les actes violents qu’il a effectivement commis, mais pour ceux qu’il va potentiellement commettre. Et oui, rappelez vous, Future Syd a dit qu’il allait détruire le monde. David est donc accusé de peut-être un jour il va détruire le monde et il faut donc le punir maintenant pour un truc qu’il a pas encore fait par prévention.
Je tiens aussi à vous rappeler que ce sont les gentils.
Non mais je dis ça parce qu’à ce moment-là, c’est une information qu’on a tendance à oublier alors je me dis qu’il faut vous faire un petit rappel hein. On sait jamais. Non parce que je vous connais, vous pourriez être tenté·es de penser que punir quelqu’un pour quelque chose qu’il n’a pas fait c’est quand même pas très jojo et vraiment hein euh bon voilà…
[au cas où : je suis sarcastique as hell]
Ça n’a aucun sens. Et toustes les persos s’en rendraient compte si c’était pas David sur le banc des accusés. On vient de passer deux saisons à jouer à “malade mental ou mutant surpuissant ?”, et on se rend compte à ce moment-là que le choix va plus loin : il s’agit d’un choix moral. Parce que si David est fou, il est automatiquement indigne de toute confiance. Il est plus ou moins consciemment mauvais. On a plusieurs interactions qui vont dans ce sens d’ailleurs à différents moments de la saison (notamment avec Ptonomy, et surtout avec Clark, le flic du début)(mais si, celui qui te colle une écholalie dès les 10 premières minutes de l’épisode 1 saison 1 et dont aucun·e de nous ne sera jamais libéré)(DAAAAAAAAAAVID !!!!)(de rien) : le problème c’est que potentiellement David est bel et bien fou.
Il n’est pas nécessaire de connaître les intentions de David pour le juger sur des choses qu’il n’a pas encore faites.
Future Syd a dit qu’il fallait que le Roi des Ombres puissent affronter David.
Et malgré tout ce qu’il a fait jusque là, David est fou, et on choisit donc de se ranger du côté du Roi des Ombres, que l’on a pourtant passé deux saisons à craindre et chasser, et de juger David.
C’est moins ce que David va faire que l’on juge, mais le fait qu’il soit fou.
Parce que si on le jugeait vraiment on jugerait les crimes qu’il a effectivement commis et qui sont CONNUS. Le général de la division 3 SAIT que David a torturé Oliver. Et Syd est déjà capable de nommer ce qui s’est passé la veille comme un viol (incroyable hein ? I let that sink in, je vous laisse envisager ce que ça veut dire d’être capable de nommer cet événement aussi froidement en même pas 24 heures), et elle le fait pendant le procès. Mais ces deux éléments ne sont pas ramenés pour que l’on juge David et qu’on le punisse en conséquence. On le fait pour prouver qu’il est fou. Et comme il est fou, il va forcément détruire le monde, CQ putain de FD.
It’s a matter of control bitch
Ce qui pose problème au final, c’est peut-être moins les crimes de David (parce qu’encore une fois si c’était ça le problème on le jugerait pour ça, genre on lui ferait un procès dans un tribunal, un peu comme… ha bah un peu comme là en fait tiens !), que le fait qu’iels réalisent qu’iels ne le contrôlent plus. Rappelez vous, dans l’article précédent, on avait vu qu’une voix lui disait justement “iels ont peur que tu réalises que tu n’as pas besoin d’elleux” et c’est exactement ce qui est en train de se passer.
David peut choisir.
Ce qui implique qu’il peut mal choisir.
Mais ça implique aussi qu’il peut bien choisir.
Or, là, on part du principe qu’il va forcément mal choisir. Par défaut. Parce qu’il est fou. On ne se pose pas la question de ce que David croit, de son système de valeur, de ses objectifs.
Depuis le début de la série, l’objectif est de rallier David à un camp ou un autre. Au tout début, la Division 3 veut soit détruire David (alors qu’il n’a même pas conscience qu’il a des pouvoirs parce que comme ça on prend même pas le risque qu’il puisse mal tourner) ou en faire un genre de rat de laboratoire parce que c’est quand même pas souvent qu’on peut avoir un phénomène de ce type ! De leur côté, les mutant·es, et notamment Mélanie, la psy qui les mène, veulent le récupérer pour qu’il devienne le fer de lance de leur combat.
Ce qui se passe ici c’est la tension entre discrimination active et inspiration porn (les deux étant des formes de validisme et de sanisme, mais d’une certaine façon, à deux extrêmes opposés). Côté inspiration porn : David va toustes les sauver grâce à ses incroyables pouvoirs olalala. Par contre on ne prend pas en compte ses difficultés. D’ailleurs il fait un peu chier à être trauma là et à pas pouvoir utiliser ses pouvoirs correctement, vraiment fais un effort David zut ! Côté discrimination : comme on se le disait, parce que David est fou, David n’est pas fiable, pas digne de confiance et c’est inéluctable.
De fait, la sentence finit par tomber :
“You will allow treatment, or we will be forced to terminate you.”
“Soit tu acceptes le traitement, ou nous serons obligés de t’exécuter.”
Le but n’est pas que David aille mieux, ça ne l’a jamais été. Le but est que David reste sous contrôle. Et finalement, à ce moment, le plus gros problème n’est finalement pas les crimes que David a bel et bien commis, mais le fait qu’il ne soit plus sous contrôle, et qu’il en soit à prendre ses propres décisions.
David : I want to hear you say it. Say that you will kill me if I don’t let them turn me into something different. Something easy. Something clean…
C’est quand même impressionnant de voir que la réponse à un procès soit “un traitement”. On ne cherche pas à punir David d’un crime, mais bien à le normaliser, à détruire toute trace d’agentivité puisque de toute façon quand il en a, c’est forcément mal.
Je vous rappelle que ce sont les gentil·les. Non parce que j’ai peur que vous ayez encore oublié, bande de mauvaises langues.
C’est important de s’en rappeler parce que ce moment n’a rien de fictionnel. Ce ne sont pas que les méchant·es qui enferment les fols et cherchent à les contrôler. C’est les “gentil·les” aussi. Les soignant·es en psychiatrie, en IME, en ESAT, les profs, la justice, etc etc… tout ce beau monde est convaincu d’agir de façon à nous protéger, à faire au mieux pour nous. Parce qu’on serait incapable de décider, que toutes nos décisions seraient mauvaises, que nos envies, nos avis sur nos vies, sont par défaut mauvais parce que nous sommes fols. “Susceptible de se faire du mal à soi-même ou à autrui”. Par défaut. Oh bien sûr, personne ne va proposer de nous tuer directement, on est dans une société civilisée que diable ! Non à la place on mettra sous condition l’accès au logement, au traitement de notre choix le cas échéant, à l’accès à une vie décente (via l’accès aux aides de la MDPH, donc en compliquant les parcours de soin, et les difficultés à trouver quelqu’un pour remplir un dossier qu’on pourrait remplir tout seul dans le fond mais ça compte pas tant qu’un soignant·e avec dix ans d’études ne recopient pas ce qu’on est en train de lui raconter), à notre propre argent, etc etc. parce qu’encore une fois, le reste du monde sait mieux que nous.
Encore une fois : c’est une question de contrôle.
“Say that you will kill me if I don’t let them turn me into something different. Something easy. Something clean.”
and this line is living rent-free in my head…
Cette sensation que pour avoir le droit d’exister il faut être une version plus facile, plus propre de nous-même. D’ailleurs, dès qu’on déborde on est rappelé à l’ordre. Par des proches, des inconnu·es, une institution ou une autre. Et le rappel peut être plus ou moins violent. D’autant que la folie rend ça facile : dans une société où toutes les difficultés sont décontextualisées et individualisées, les problèmes de santé, le handicap, sont vus comme autant d’échecs, et par conséquent, si y a une personne folle dans l’équation, bah c’est forcément sa faute. C’est quand même pas bien compliqué la vie en vrai roooooooooh ! [sarcasme]
Question de responsabilité
Parce que c’est bien là la question : à qui la faute. Il faut un·e responsable. Et comme on a tout individualisé, ça se renvoie sans cesse la balle. On l’observe aussi très bien dans la série.
David est interné à Clockwork pendant six ans parce qu’il est fou. Et bien sûr on ne reconnaît pas les violences qu’il y subit. Toutefois, on ne parle pas trop non plus du psy qu’il a tabassé avant. Quelles conséquences a eu cet acte ? On sait pas.
David est récupéré par les mutant·es qui lui mettent une pression monstre pour qu’il mène leur guerre, sans se soucier de ses besoins (et de ses urgences !). Dans le même temps, la division 3 cherche à le tuer.
David est kidnappé puis récupéré, et à nouveau il doit mener une guerre pour les mutant·es ET la division 3. Il est au passage manipulé par Syd du futur pour qu’il participe lui-même à créer les événements pour le tuer.
Trahis de tous les côtés, David torture celui qu’il croit être le Roi des ombres quasi à mort. Puis entitled comme les mecs blancs savent l’être, il viole Syd. Là encore, aucune conséquence notable pour ces deux crimes. Comme si le fait qu’il soit fou les annulait et que ses victimes n’avaient pas besoin de réparation.
David est coupable, tout en étant pas responsable, parce que, surprise, la psychiatrie n’est pas là pour t’apprendre à être responsable. Pire encore, le saviez-vous ? La psychiatrie rend dépendant d’elle… non parce que c’est bien beau de dire qu’on peut pas décider pour nous, mais en fait… ce sont des choses qui s’apprennent. Or, si dès le début une institution t’explique que non, tu n’es pas capable, tu ne peux pas faire, si tu fais ça va être désastreux… et bien c’est difficile de s’autonomiser. Apprendre à vivre sans les traitements et les thérapies relèvent du saut dans le vide, saut qu’il est difficile de faire, alors même que beaucoup constatent leur inefficacité et leurs conséquences délétères au quotidien. Mais quand on a t’a fourré dans le crâne que t’étais pas capable sans te donner de quoi prendre appui à côté, bah t’es bien emmerdé le jour où tu veux avancer tout seul. Prophétie auto-réalisatrice finalement. Et pourtant c’est double peine. Parce que même en suivant les règles et tout ce qu’on nous dit, si on échoue, si on fait de la merde, et bien ça sera quand même notre faute.
On ne t’apprend pas à être responsable, parce qu’on considère que tu ne peux pas l’être, mais tu seras quand même puni·e si tu merdes, mais pas tellement pour compenser la merde en question, juste pour être sûr que t’es sous contrôle.
ET JE VEUX BIEN JE SUIS TARÉ (et présentement malade) MAIS ÇA N’A AUCUN SENS.
Vraiment ce mouvement de responsabilité — non responsabilité — passe la patate chaude à ton voisin il est visible dans TOUTE la série.
David va passer son temps à se trouver des excuses pour ses actions, même quand on aura passé le pire du pire. (vraiment j’ai pas le temps de vous parler de la saison 3 mais il devient imbuvable dedans tellement il est auto-centré et tout lui est dû tellement il apprend jamais à se remettre en cause correctement)
Les institutions en face (groupe des mutant·es, psychiatrie, flics) vont continuer de faire comme si elles n’avaient pas créé la situation présente, que tout ceci se produit parce que c’est dans la nature de David et donc iels peuvent s’en laver les mains.
Et comme tout ce beau monde se refile la patate chaude, la situation escalade. Parce que rien n’est jamais résolu. On reste dans un schéma continuel d’action-réaction où aucun des acteurs ne reconnaît sa part de responsabilité.
Ça peut durer longtemps.
Comment tu gères ta propre responsabilité quand on t’en a privée ? Par conséquent comment tu répares quand tu fais de la Merde™ ? Comment on échappe à l’essentialisation où soit on ne pourrait jamais être coupable puisqu’on a subi des violences encore et encore, soit bah ouai on fait de la merde c’est dans notre nature ? Comment on répare nos propres conneries quand nous-même potentiellement justice ne nous sera jamais rendu à cause de ce qu’on est ? Comment on négocie la tension entre responsabilité de la communauté et individus agissant au coeur d’un système qui les dépasse mais quand même on fait toustes des choix que nous devons assumer ?
Des situations que l’on connaît bien dans nos milieux, tant on est souvent amené·es à devoir les gérer. Avec les contradictions que ça suppose. À devoir jouer les équilibristes entre des solutions qui ne pourront advenir qu’à long terme mais en attendant il faut des réponses là maintenant tout de suite. Parce que tant qu’on en trouve pas, on continue d’avoir ces dynamiques du pire…
Et ce sera notre conclusion. Legion c’est une de ces histoires où j’ai pu reconnaître nombre de mes enjeux, des difficultés que je rencontre, des problématiques qui traversent ma vie et celles de mes proches, ou moins proches. Où au final on parle de sujets complexes, sans tomber dans l’inspiration porn, ni juste faire un villain qui serait un villain juste parce qu’il est fou. De pouvoir retrouver tout ça m’a permis d’y réfléchir.
Mais surtout, voir des personnages me ressemblant, traversant des difficultés similaires aux miennes, voir à quelques crans supérieurs, et y survivre, c’est cathartique, et surtout empouvoirant. Ce sont ces histoires qu’on se raconte pour se redonner du courage. What would David Haller do ? Toutes ses réponses ne sont pas bonnes (of course not OO), mais justement, ça permet d’ouvrir les possibles, d’éliminer d’ores et déjà des options, parce que ces chemins ont déjà été explorés. La fiction offre cette possibilité de se confronter à des scénarios possibles sans avoir à en assumer les conséquences. Ce sont autant de scénarios que l’on peut avoir en tête le jour où il faudra effectivement agir, où en tout cas, ne pas rester pétrifié.
Très clairement, sans David Haller et Senua, il y a très longtemps que j’aurais abandonné… merci la fiction.
Et c’est ENFIN la fin de cette série d’articles ! Nous y sommes arrivé·es ! Merci pour votre patience, j’espère que cet article était pas si décousu (j’ai littéralement eu le temps de devenir docteur entre le début et la fin de sa rédaction hahaha).
Si ça vous a plu, j’aurais encore teeeeeellement de choses à vous raconter sur Legion, de scènes à traverser, de personnages à rencontrer et de questions à se poser sous le voile protecteur de la fiction, grâce auquel on peut mieux percevoir le réel…